Un regard à soi : Close-Up à la Fondation Beyeler

Hartley on the Rocking Horse 1943, collection privée © Alice Neel

Avec Close-Up, la Fondation Beyeler explore l’art féminin du portrait et les transformations à l’œuvre dans la représentation du moi, de Berthe Morisot à Cindy Sherman.

Dans le sublime nu d’Alice Neel représentant sa belle-fille enceinte (Pregnant Woman, 1971), le corps gonflé de Nancy semble sous la surveillance d’un homme, le futur père représenté dans un tableau à l’intérieur du tableau, accroché au mur. Dans cet espace tout en intimité féminine, le mâle est à la fois présent et accessoire. Comme si la position dominante que des siècles de patriarcat lui ont octroyée se voyait soudain ébranlée par sa pathétique superfluité au moment où elle doit donner la vie. Disparue en 1984, l’artiste a érigé le portrait au rang de document historique, témoignant des évolutions d’une société dans ses rapports au genre, à la classe sociale, à la race. Pas étonnant dès lors que ses toiles, réunies au centre du parcours, marquent un point d’orgue dans la captivante exposition imaginée par Theodora Vischer ! Close-Up présente en effet le travail de neuf plasticiennes ayant toutes, de la fin du XIXe siècle à nos jours, investi le portrait pour faire état de la vaste comédie humaine. Ici, tout est question de regard, et plus précisément de regard féminin. Dès la première salle, dédiée à Berthe Morisot – figure majeure de l’impressionnisme – on est saisi par le traitement nouveau fait à ses congénères. Parler de female gaze serait évidemment anachronique. Et pourtant, en est-on si loin quand la peintre reprend le motif éculé de l’odalisque au bain pour mieux se poser en rupture avec la vision habituelle de ses prédécesseurs masculins ? Car son Nu de dos (1885), lui, a ceci de très différent qu’il fixe le spectateur droit dans les yeux, conscient et consentant à sa présence. Quant à l’image donnée de la maternité (Le Berceau, 1872), elle est autrement plus complexe et ambiguë que celle des mères béates et attendries des toiles de ses amis Manet ou Degas.

 

Le même arrachement de la figure féminine aux stéréotypes de l’histoire de l’art traverse l’œuvre de Mary Cassatt comme celle des modernistes allemandes Lotte Laserstein ou Paula Modersohn-Becker – l’une des premières à se représenter nue, rejetant ostensiblement toute érotisation de son corps par la simplification radicale des formes (Autoportrait, semi-nu avec collier d’ambre, 1906). Basculant dans l’époque contemporaine, l’exposition témoigne aussi des mutations profondes qui traversent et fracturent la notion même de sujet. Des autoportraits hautement construits et symboliques de Frida Kahlo, où généalogie et imaginaires culturels façonnent une individualité nécessairement hybride (Mes grands-parents, mes parents et moi, 1936), aux visages noyés dans l’indéfinition de la sud-africaine Marlene Dumas, le visiteur voit peu à peu voler en éclats toute idée d’un moi unitaire et stable. Jusqu’à sa totale déconstruction dans les simulacres photographiques de Cindy Sherman, quand le portrait n’est plus portrait de personne, parce que “je” est seulement une fiction.


Close-Up à la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 2 janvier 2022
fondationbeyeler.ch

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