Chékéba Hachemi_interview
Où en est le magazine Roz[1. www.rozmagazine.com] ?
C’est projet qui me tient beaucoup à cœur car nous l’avons mis en place juste après la chute des talibans, en avril 2002. C’est le seul magazine qui sort non-stop, chaque mois. Et c’est un magazine féminin ! Comme l’Afghanistan est un pays sans industries, il n’y a pas d’annonceurs donc les médias sont étatiques ou dépendants des dons. Roz est la dernière fenêtre d’espoir pour les femmes afghanes vers l’extérieur : un mélange de ce qu’elles pensent et bien souvent leur seul moment de bonheur avec des articles sur des sujets graves comme le divorce dans l’islam, le droit des femmes mais aussi des femmes du monde en modèle, les stars de Bollywood, l’hygiène, comment faire tel plat… C’est fait par des Afghanes pour des Afghanes. Tous les ans, c’est un combat pour le faire vivre mais je ne le lâcherai pas. La fierté est aussi de constater que nombre de nos anciennes journalistes travaillent aujourd’hui dans le gouvernement ou dans des ONG.
La période des talibans a éradiqué toutes les personnes capables de diriger et reconstruire le pays. Avec la guerre menée par les occidentaux depuis le 11 septembre 2001, on a l’impression que cela a continué…
Il ne faut pas non plus oublier la période d’avant avec les Russes ! Je suis quelqu’un de très optimiste, qui se bat en pensant que les lendemains seront meilleurs. Quand nous parlons de l’Afghanistan, nous oublions généralement que nous sortons de trois décennies de guerre : l’invasion soviétique a tué toute la classe intellectuelle pour assujettir le pays. C’est le moment où ma famille a fui.
Après, la période de guerre civile, la Résistance contre les Russes s’est retrouvée au pouvoir. N’oublions pas que nous étions largement soutenus par les États-Unis, la France… Le jour où le bloc soviétique est tombé, ils n’avait plus rien à faire de nous et nous ont laissés tomber. Pendant cette guerre civile, les talibans formés au Pakistan, pays très impliqué dans tout cela, ont trouvé le moment propice pour s’emparer de l’Afghanistan. Ça a été la destruction totale de la société, à travers ses femmes bien sûr mais aussi ses hommes. Les événements du 11 Septembre ont permis la prise de conscience internationale du danger du terrorisme et de la nécessité d’aller le combattre dans mon pays qui était devenu leur QG. Mais ils ne sont pas venus se battre pour les beaux yeux des Afghans ! Affronter Al-Qaïda et les Talibans était une chose, ils ont aussi promis de reconstruire le pays. Sauf que dix ans après, il ne l’est toujours pas. L’ONU dit aujourd’hui que l’Afghanistan est le pays où il fait le moins bon vivre pour les femmes et le pays le moins avancé au monde alors même que toute la communauté internationale y est présente depuis 2001.
Sont évoqués aussi les départs des différentes troupes étrangères. Comment laisser un pays dans un tel état ? On sait que les Talibans vont revenir et appliquer la même politique qu’avant ! En plus, il y aura la vengeance contre cette population qui a collaboré avec la Communauté internationale.
Les médias évoquent souvent des clans régionaux, des chefs tribaux. Quel est leur pouvoir ?
La notion de clan ne me parle pas, c’est une vision occidentale. L’Afghanistan est un pays et je ne saurais dire de quelle ethnie je suis. Elles se mélangent et ont surtout été encouragées par les envahisseurs de tout temps qui divisaient pour mieux régner ! Aujourd’hui, son développement est dans un état lamentable, toutes les promesses faites à ce peuple ont échoué. Pourquoi ? J’y reviens dans L’insolente de Kaboul, expliquant les mécanismes ineptes d’aides à la reconstruction mais aussi la corruption du gouvernement afghan, raison qui m’a fait démissionner du poste que j’y occupais. Quand vous pensez que ce gouvernement est nommé avec l’accord de la Communauté internationale, on se pose des questions sur leur absence de dénonciation de la corruption qui est flagrante. Mais rien n’est joué. Dans deux ans, les troupes armées auront quitté le pays. Les Talibans vont y revenir comme avant. Ça veut dire quoi, que tous les 10 ans, nous sommes condamnés au malheur ? Tous ces milliers de civils tués pour rien ? Depuis 10 ans, on a réussi à éduquer des milliers de jeunes filles. Rien qu’avec mon association, Afghanistan Libre, nous avons éduqué, fourni des bourses pour des filles qui ont un travail… Tout cela laisse des traces. L’optimiste que je suis pense qu’avec ces gouttes d’eau, demain nous formeront une rivière et seront plus fortes. Ces femmes seront les leaders de demain.
Je suis persanophone, sachant qu’il y a deux langues nationales, avec le pachtoune. Ma famille est un mélange d’Ouzbeks, d’Hazaras et de Pachtounes. C’est ça l’Afghanistan. Chaque chef de village et de région a du pouvoir. Et c’est plus son attrait qui pose problème que les différences ethniques, sachant que nos voisins ne nous laissent pas tranquilles. Le Pakistan héberge depuis toujours les Talibans. Le gouvernement Afghan fait ce qu’il peut. En 2001, quand les États-Unis ont pris comme alliés le Pakistan, les représentations diplomatiques des Talibans étaient à Islamabad ! Aujourd’hui encore, quelque chose est passé complètement inaperçu dans les médias français : le Qatar veut héberger la représentation diplomatique officielle des Talibans. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a 10 ans, il fallait les combattre au nom des femmes lapidées et aujourd’hui il faut négocier avec eux ? C’est pourtant la même idéologie…
Dans le livre, vous rappelez le timing des événements de septembre 2011 : le 9, Massoud est tué dans un attentat suicide perpétré par Al-Qaïda qui lance, le 11, son attaque sur les tours du World Trade Center…
Tout était lié en effet. Les Talibans, pour pouvoir annexer le pays, devaient supprimer Massoud et marquer un grand coup à l’extérieur. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a caché sa mort pendant plusieurs jours. Les Talibans ont attaqué avec beaucoup de violence et, pour ne pas abaisser le moral des troupes fidèles à Massoud, on leur a dit qu’il n’était que blessé. Malheureusement, il aura fallu que des milliers d’innocents meurent le 11 septembre pour que la Communauté internationale se rende compte que Massoud avait raison depuis des années lorsqu’il les interpellait pour leur dire que le berceau du terrorisme le plus radical et dangereux proliférait en Afghanistan et qu’il allait se propager.
Qui prend aujourd’hui la relève de Massoud ?
Personne.
Pourquoi ?
Je ne sais pas. J’en parle un peu dans le livre, j’ai été marqué par ses idées démocratiques, son sacrifice pour le pays… Pourquoi ne se reconnaît-on dans personne aujourd’hui ? La corruption généralisée ne pousse pas à croire. Moi j’ai espoir dans cette génération de jeunes leaders en devenir, assoiffée de savoir… Ce sont eux qu’il faut aider, avec cet objectif là.
Avec les différents postes à responsabilité que vous avez occupés dans des représentations consulaires ainsi qu’au gouvernement d’ Hamid Karzaï, quels rapports avez-vous eu avec le gouvernement français ?
Aucun. La France ne m’a jamais sollicitée. Quand j’étais en Afghanistan et que j’ouvrai ma bouche sans gène, on me dévalorisait car j’étais une femme. On croyait que j’étais la maîtresse d’un ministre pour oser dire ce que je disais. Ou alors on disait que j’étais l’espionne de l’Europe. Mais qu’elle Europe était ou est encore derrière moi ? J’ai démissionné depuis 3 ans pour dénoncer les agissements du gouvernement, je suis la première diplomate du pays, la première femme à avoir occupé des postes aussi important dans ce pays et je suis aussi française, le pays où je vis. Je dirige une ONG française qui s’occupe des femmes et de l’éducation depuis longtemps et on ne m’a jamais demandé mon avis sur quoi que ce soit. Si j’avais été la même aux États-Unis, le gouvernement travaillerait avec moi depuis longtemps. En France, ils n’en ont rien à faire.
Qu’est-ce qui a été le plus dur dans l’écriture de ce livre ? Se replonger dans certaines périodes ?
Oui car c’est un travail sur soi de retour en arrière. Toutes ces choses qui font ce que je suis aujourd’hui. Je n’en suis pas guérie mais j’ai cette autodérision et cet humour afghan qui permettent d’en rire !
Vous faites preuve de beaucoup de pudeur dans le livre, même si elle se double de colère et d’éclats de rire…
C’est tout à fait mon état d’esprit. L’humour est important car j’en ai marre de l’image qui colle à l’Afghanistan. Derrière ces images de réfugiés que l’on voit squatter les bancs des parcs parisiens en attendant qu’on les renvoie dans leur pays. Il y a de vraies histoires de famille derrière, une grande culture. Montrer mon Afghanistan, ce pays qu’on ignore en France, je le dois à mon père pour qui la France des Lumières était un modèle.
Comment la culture Afghane survit-elle en plein conflit ?
Elle existe vraiment, même dans ses mauvais côtés : le quand dira-t-on afghan nous ronge de l’intérieur. Mes frères aînés, même dans une banlieue parisienne, ont continué à traiter leur petite sœur (moi), comme à Kaboul. Je faisais tout à la maison. Mais la culture Afghane est faite de poésie, de musique, d’une civilisation de 5 000 ans avec ses poètes : Rûmi, Omar Khayyam… Je n’ai d’ailleurs pas le cul entre les deux chaises, je suis très bien assise sur les deux, la Française et l’Afghane (rire).
Ça fait quel effet d’avoir une vie qui ressemble à un roman d’aventures…
Je ne m’en rends pas compte. La seule chose qui m’anime c’est l’absence de peur. Je suis vraie, cash, tout de suite. Ce qui passe pour un culot monstre !
À lire, ici, une chronique de L’insolente de Kaboul, Anne Carrière Éditions, 2011 (18,50 €)
www.anne-carriere.fr