Charlotte Lagrange et Les petits pouvoirs
En explorant Les Petits pouvoirs qui dictent nos relations, Charlotte Lagrange écrit et met en scène un thriller à l’esthétique léchée et à l’ambiguïté confondante.
Comme souvent dans le théâtre de Charlotte Lagrange, la scénographie emprunte le réalisme d’intérieurs proprets, dessinés au cordeau d’une simplicité trompeuse. Bureau d’architecte, cuisine ouverte, salon avec table basse en teck et onsen (bains chauds dont l’eau est issue de sources volcaniques), l’espace ouvert va rapidement se remplir d’un grondement cauchemardesque, donnant à ce thriller insulaire des airs de film lynchéen floutant à l’extrême la distinction entre réalité et fiction, présent et passé, fantasme et concret. Pour l’autrice et metteuse en scène, il ne s’agit jamais d’une quête de vérité sociologique, mais d’une tentative, sans cesse renouvelée, d’approcher une sensation du monde tel qu’il nous bouleverse. Elle propulse Laïa, recrue d’une petite agence d’architecture parisienne, dans un projet qui va, rapidement la dépasser. Sous l’impulsion de son compagnon Étienne, qui apprend la cuisine japonaise pour la convaincre de se donner à fond pour le projet phare de Diane et Benoît qui l’emploient (la réhabilitation d’une île japonaise sans âme qui vive), la jeune diplômée se retrouve au coeur – à moins qu’elle ne le devienne – des conflits et de l’ambiguïté des luttes de pouvoir jalonnant les relations des co-associés. Jusqu’ici tout va bien, si ce n’est les frustrations et l’indignation naissant de la domination masculine se frayant, insidieusement mais surement, un chemin entre des êtres censés égaux. C’était sans compter les visions qui assaillent Laïa.
Les vapeurs chargées d’eau s’élevant dans l’espace lui confèrent des attraits fantastiques que l’apparition d’un corps, et l’absence totale de souvenirs lui permettant de reconstituer le fil des événements jusqu’à sa découverte, achèvent d’instaurer. Charlotte Lagrange orchestre une intrication des détails psychologiques entre vie personnelle et passé ressurgissant qui viennent teinter les situations en entretenant des zones de flou volontaires pour chacun des personnages. Si le sang se répand sur scène, les énigmes et non-dits se multiplient à l’instar des flash-back incontrôlables, comme sous l’effet d’un puissant hallucinogène brouillant les identités, qui finissent par dessiner la cartographie d’un système dont on hérite et qui se transmet, génération après génération. L’envie de revanche pour casser l’engrenage de cette chaîne de reproduction des Petits pouvoirs menant à d’inévitables violences (sexuelles, psychologiques, etc.) est grande… et consumante.
Au NEST (Thionville) mercredi 12 avril, dès 14 ans
nest-theatre.fr