Ceux qui restent
À Mulhouse, le textile n’est pas que passé. Avec Le Monument, le labeur et l’hippocampe, la Kunsthalle démontre que l’histoire industrielle récente est d’abord faite de vies humaines.
Fermeture, licenciement, redressement judiciaire, restructuration. Ces mots reviennent beaucoup dans les témoignages brodés des 23 femmes qu’a rencontrées l’artiste alsacienne Véronique Arnold. Toutes travaillent – ou ont travaillé – dans le textile du “Manchester français”. La plasticienne ukrainienne Zhanna Kadyrova, elle, se rend depuis des années sur les sites d’usines abandonnées, à Kiev, et déshabille les murs de leurs carrelages pour les façonner en de petits hauts, jupes, robes, qu’elle photographie ensuite in situ. À chaque fois, en regard de l’oeuvre, une archive filmée ressuscite l’activité autrefois grouillante des fabriques à présent désaffectées. Les anciens ateliers aux murs décatis et sols jonchés de débris, vidés des centaines de machines à tisser qui les peuplaient et des ouvrières qui s’y affairaient, se retrouvent également dans les créations de Tanja Boukal. L’artiste autrichienne s’est plongée dans le passé de l’entreprise DMC, fleuron du textile mulhousien, dont elle s’est appliquée à reproduire certaines photos d’archives. Même endroit dans l’usine, même angle de prise de vue. Le vide et le délabrement en plus. Elle y réinsère ensuite la silhouette brodée de l’ouvrière qui travaillait précisément là, en plein geste, le fil à la main. Du Haut-Rhin à Kiev, en passant par la Croatie ou la Roumanie, la même histoire industrielle est contée dans cette exposition collective. Celle d’un passé récent, fait de bâtisses aussi bien que de travailleurs, et porté par une certaine idée du progrès, loin d’avoir toujours tenu ses promesses. « L’histoire du textile, c’est celle de tous les Mulhousiens. Elle est tissée de gloire et de douleur, profondément ancrée dans chaque famille », explique Sandrine Wymann, commissaire de l’exposition. « Or, ce qui s’est passé dans la ville a également eu lieu ailleurs en Europe, et a été vécu par les gens de la même manière ». Le déclassement social des ouvriers d’ex-Yougoslavie, le film d’animation du croate Igor Grubic, intitulé How Steel was Tempered, le donne à voir de façon très touchante. « De nos jours, le travailleur n’est plus indispensable à la société, il est plutôt à sa merci », explique-t-il. « L’ouvrier est devenu une marchandise bon marché. » Comme lui, tous les artistes de l’exposition ont écouté, retranscrit ou filmé les témoignages encore largement mobilisables de ceux qui ont fait les grandes heures de l’industrie européenne. Ils les ont prolongés, enrichis, pour redonner vie aux paroles, aux gestes et aux lieux. Parce que l’histoire ne se résume pas à des dates ni à des monuments : elle est d’abord faite d’humanités et d’intimités.
À la Kunsthalle (Mulhouse), jusqu’au 15 novembre
kunsthallemulhouse.com
Légende
Tanja Boukal, Rewind : Industry, 2019. Courtesy de l’artiste