Cérémonie de vie
Après Tempest without a body en janvier 2010[1. voir Poly n°130], Lemi Ponifasio revient au Maillon-Wacken avec la première française de Birds with Skymirrors. Rencontre avec ce chorégraphe néo-zélandais engagé et engageant.
Birds with Skymirrors est une sorte de méditation écologique ou environnementale traitant de l’impact de l’homme sur la planète. J’ai l’impression que, pour vous, la danse n’est pas une performance mais la vie et son partage…
Vous avez raison, la danse est vie, et donc une conscience de la relation. La danse est tout. Elle inclut la performance mais je ne viens pas à Strasbourg uniquement pour servir la performance, la danse, des définitions ou des manuels d’art. Je voudrais être utile à découvrir pourquoi nous faisons de la danse ou de l’art. Je pense que c’est ce que doit être la performance.
Votre travail n’a pas pour dessein de donner des solutions. Il semble s’attacher à expliquer comment nous pouvons être profondément plongés dans notre être et faire face au monde…
La réalisation personnelle de l’individu est la raison pour laquelle je fais de la danse. Que signifie être humain ? Que signifie avoir un frère, se retourner autour et regarder dans les yeux de son fils et se poser cette question à soi-même : qu’est-ce que signifie être votre père ? Être consciemment vivant.
Dans Tempest without a body, Tame Iti, un des leaders indépendantistes maori, parlait dans sa propre langue. Le public français ne pouvait comprendre ce qu’il disait. Pourquoi avoir choisi de ne pas traduire ses propos à l’aide du surtitrage ?
Mon théâtre n’est pas là pour conforter votre image du monde, mon théâtre est plutôt situé entre l’espace de vos mots, entre l’espace de vos pensées comme l’événement du lever de soleil. Ce n’est pas une question de contrôle. C’est la possibilité de ce qui peut naître.
Est-ce la même chose dans Birds with Skymirrors ?
Oui, mais je fais un théâtre où tout n’est pas question de langage théâtral ou de langage de la langue. Il est question de s’ouvrir à l’extérieur en direction du cosmos.
C’était un engagement fort de placer Tame Iti sur scène. Parlez-nous de cette vision d’oiseau avec dans leur bec des bandes magnétiques sur l’atoll de Tarawa (au sud des Îles Marshall) qui est à l’origine de Birds with Skymirrors…
Cela faisait longtemps que je voulais faire ce travail. La majeure partie des membres de ma compagnie vient des îles du Pacifique qui s’amenuisent à cause de l’élévation du niveau de la mer. Donc je passe du temps sur ces îles car elles me fournissent le sens le plus fort de la fragilité de notre planète, de l’urgence et, bien sûr, le triste sentiment que ces îles sont aussi les foyers de nombreux membres de ma compagnie MAU. Rencontrer les oiseaux sur l’Île de Tarawa m’a inspiré la métaphore poétique nécessaire à la création de cette pièce.
Le Pacifique est loin des préoccupations des Français. Parlez-nous de l’augmentation dramatique de la pollution et des déchets dans cette partie du globe que vous présentez de manière métaphorique ?
Oui, indirectement mais je ne veux pas parler des déchets ou de la nécessité de nettoyer toutes les toxines des rivières et des mers ou encore de la destruction du Pacifique par les Français avec d’absurdes essais nucléaires. Comme je le disais précédemment, dans Birds with Skymirrors, je parle de connection avec la Terre. Je parle des valeurs de l’âme : vénération, empathie, tolérance, harmonie, partage, reconnaissance que l’existence ne tourne pas qu’autour de moi-même. Les progrès de l’évolution humaine ne sont peut-être pas l’invention des derniers smart phones ou des bombes intelligentes mais plutôt la manière dont nous pouvons vivre nos vies, avec sagesse, avec tous les êtres sensibles. Dans un monde dominé par la consommation et la technologie, nous ne savons plus faire preuve d’empathie. Nous nous sommes isolés de la Terre et donc les uns des autres.
Sans vouloir réduire votre travail à vos origines samoanes, en quoi cela influence-t-il votre conception de la danse, de l’art et votre manière de voir le monde ?
Je ne suis pas Samoan uniquement depuis ma naissance. J’ai été construit comme un Samoan longtemps avant de naître. Je viens de la chair de ma mère qui vient de la pluie du ciel et de la chair de sa mère et de la nature. Bien sûr, mon travail est influencé par ma vie samoane mais mon travail s’inspire du monde entier. J’ai, par exemple, beaucoup pensé à la Conférence des oiseaux[2. Recueil de poèmes médiévaux en langue persane du soufi Farid Al-Din Attar], la Vénus de Botticelli, le printemps arabe, le Tsunami japonais et la flaque d’huile de British Petroleum dans le Golfe du Mexique lorsque je créais Birds with Skymirrors. Ces événements du monde réel font véritablement partie de ma vie quotidienne en tant qu’être humain.
Vous vous décrivez comme un « activiste humain ». Vos chorégraphies mélangent une grande tension à un éventail de mouvements et d’images rappelant les figures animales, les croyances ancestrales, les connections ou déconnections d’avec la nature…
Nous vivons dans un monde qui n’est pas uniquement peuplé d’Hommes. Le théâtre est trop centré sur l’humain. Je voudrais un théâtre qui contiendrait tous les amis de mon enfance : les geckos (une espèce de la famille des lézards, NDLR), les serpents, les chiens, les tortues, les dieux et naturellement les humains. Par conséquent, je veux faire de la danse un activateur de conscience pour tous les êtres. La danse relève de cette sensibilité relationnelle. Le mouvement n’est qu’un petit pas vers la danse.
Le rythme et les chants traditionnels tiennent une place importante dans vos spectacles qui s’approchent de la cérémonie, du rituel. Est-ce un moyen pour vous de nous relier à un passé ancestral et à la spiritualité, deux choses que la plupart des européens ont perdu ?
Je n’essaie pas de vous renvoyer au passé. Je cherche en fait à rester dans le présent. Chaque jour qui passe est emprunt de spiritualité et le présent est, bien entendu, le moment le plus mystérieux. La danse et le théâtre reconnaissent ce moment, ce lien mystique entre l’humain et le cosmos. C’est l’origine de la danse, du théâtre et de l’imagination. L’imagination, la constante sensation de ce qui n’est pas ici, la sensation d’une autre alternative. C’est la libération, l’espoir. L’imagination fait de la vie un acte merveilleux. Je ne crois pas que vous ayez perdu quoi que ce soit. C’est un choix que vous pouvez toujours faire.
Huit danseurs et trois danseuses jouent et chantent sur scène. Quel est votre processus de création avec eux ? Êtes-vous directif, peuvent-ils improviser ?
Je fais de la danse principalement avec ceux qui sont disponibles. Je n’ai pas choisi ces huit danseurs et trois danseuses après des auditions. Ce sont des gens qui sont comme une sorte de famille pour moi. Le “processus créatif” résulte de la façon dont ils vivaient leur vie avant de venir au théâtre. Les danseurs, la danse et les chants servent à l’activation de l’espace. L’activation de l’espace n’est pas tant un processus de création qu’un processus d’éveil de la sensibilité, de prise de conscience. Par conséquent, le processus ne consiste pas tant à fabriquer quelque chose au travers de l’improvisation artistique, mais plutôt à déterminer la manière de présenter un corps cérémonieux afin de mettre en valeur l’espace. Mettre en scène signifie prêter attention à l’espace et amener l’interprète à un corps ou un état sacrificiel. Dans ce sens, le sacrifice est un corps communicatif, un corps offert au Va[3. Lemi Ponifasio définit ce terme comme « le rapport cosmologique conscient avec toute existence »].
Rencontre avec Lemi Ponifasio, mercredi 9 novembre, à l’issue de la représentation