Ceci est un article sur grand magasin
Entre conférence et performance, farce et non fiction, la compagnie Grand Magasin joue avec les mots et analyse les mécanismes du spectacle vivant. Dans Les Rois du suspense tout est annoncé à l’avance.
« Nous faisons du théâtre », avancent sans grande conviction Pascale Murtin et François Hiffler, les deux fondateurs de Grand Magasin qui se considèrent toujours un peu comme des imposteurs dans le métier. Au départ, en 1982, le duo avait pour projet de faire des spectacles chorégraphiques. Se sentant « assez mal à l’aise avec un langage purement gestuel », la troupe se sert du verbe. En use, en abuse. « La quantité de mots prononcés a alors excédé le nombre de gestes accomplis », disent-ils en chœur. Passionnés par Raymond Roussel – auteur qui triture le langage, les mots et leur sens – ou Ludwig Wittgenstein, Pascale et François produisent des spectacles proches de la démarche analytique du philosophe pour lequel, selon eux, « la réflexion est très laborieuse car avançant en faisant un pas en avant et trois en arrière ». Ton neutre, déco minimaliste, économie de moyens : plantés sur scène dans des vêtements de tous les jours, les comédiens évoluent entre quelques chaises en plastoc orange, deux / trois plantes vertes et un lecteur de cassettes diffusant une musique cheap et répétitive. Tels des conférenciers, ils dissèquent la construction du spectacle, énoncent les scénarios possibles et commentent obstinément leurs actions.
Le point de départ des pièces ? Une question, « pas aussi simple qu’elle en a l’air », insiste François Hiffler. Élargir la recherche aux départements limitrophes, par exemple, part de cette interrogation : « Que se passe-t-il ailleurs, durant la représentation, en ce moment même ? » À la base de l’ovni théâtral Le 5ème forum international du cinéma d’entreprise, il y eut ce désir de la compagnie « d’écrire une fiction, mais comme il fallait choisir un commencement, une suite, qui faisait quoi… nous nous sommes arrêtés : ces problématiques formaient un obstacle. » Et donc un thème : « Comment raconter une histoire ? » Grand Magasin, trop pointilleux quant aux outils du théâtre, ne parvient pas à construire de vrais récits. « Nous nous sentons obligés de vérifier l’alphabet avant d’écrire des mots » explique François, amusé. « C’est comme si nous voulions aller en voyage, mais que nous trouvions la mécanique de la voiture trop fascinante pour partir. Il nous est impossible de faire quelque chose sans interroger le médium et de nous poser des questions existentielles. » Les créations de la compagnie sont autant de faux départs…
« Je vais prendre ce chariot. » « Je vais soulever ce vase. » « Je vais m’adresser au public. » Avec Les Rois du suspense, présenté à La Filature, tout est annoncé à l’avance, paroles ou actes. Le duo présente sa “pièce sur les didascalies” de cette manière : « Pour éviter toute surprise, chaque scène sera précédée d’un résumé qui en expose le déroulement et la chute, dévoilant l’intrigue. » Quel intérêt y a-t-il à voir une action énoncée à l’avance ? En quoi une chose dont nous sommes informés peut encore provoquer de l’étonnement ? François se réfère à Hitchcock, maître en la matière, pour esquisser une réponse : « C’est paradoxal, mais pour qu’il y ait suspens, il est nécessaire que le spectateur sache ce qu’il va se passer, qu’il soit au courant que l’assassin est caché dans la maison ou que la bombe va exploser dans cinq minutes pour qu’il ait peur. Je sais ce qui va venir, je le redoute, mais je l’attends et la tension s’installe. » Comme toutes les pièces des grands magasiniers, Les Rois du suspense s’avère sérieuse et terriblement drôle, intelligente et farfelue, absurde mais d’une logique implacable.
03 88 39 23 40 – www.pole-sud.fr À Mulhouse, La Filature, vendredi 16 mars 03 89 36 28 28 – www.lafilature.org Dans le cadre du festival TRANS(E), immersion dans l’expression artistique allemande, française et suisse, du vendredi 16 au samedi 24 mars