Brooklyn follies
Avec ses photographies de rue, Arlene Gottfried a documenté les décennies 1970 et 1980 d’un New York délabré. Ses portraits humanistes des laissés-pour-compte du progrès parmi les communautés juives, portoricaines et queer investissent Nancy.
Avec une saison dédiée aux arts urbains marquée par trois expositions, des performances en work in progress (avec Aryz aux Beaux-Arts) et des commandes publiques1 passées aux artistes Momo et Poch, Nancy crée l’événement dans le Grand Est. Coup de maître inaugural, la première rétrospective muséale dédiée à Arlene Gottfried (1950-2017), photographe américaine dont le travail personnel ne sera reconnu que sur le tard. Née à Brooklyn dans une famille d’immigrés juifs, elle collectionnait au moins trois handicaps : être une artiste femme, avoir pour médium principal la photographie (longtemps délaissé par collectionneurs et musées) et s’intéresser à des anonymes de quartiers parmi les plus mal famés de Big Apple entre seventies et eighties. De Crown Heights au Lower East Side, où elle déménagea, jusqu’aux plages de Coney Island et de Brighton Beach, elle ne cessa d’arpenter les lieux de son enfance, de côtoyer les communautés pauvres qui s’y amassent dans des taudis. Loin de son aura de carte postale multiculturelle et créative de ville-monde, NYC est alors l’une des plus dangereuses des États-Unis. Les promoteurs mettent le feu aux immeubles insalubres pour toucher les assurances, la drogue et les armes gangrènent les rues. Au milieu de cette atmosphère chaotique, l’artiste croque des portraits tendres de gamins du ghetto d’El Barrio, assiste aux fêtes aux couleurs des “nuyoricans”2, aussi à l’aise dans les Projects à l’abandon que sur les plages nudistes de Riis Beach et les clubs branchés de Manhattan où se pressent les oiseaux de nuit trans et queer.
L’arrière-plan de tous ses clichés ne triche pas avec la dure réalité vécue par ses sujets : les carcasses de voitures et autres objets métalliques jonchent le bitume au milieu des détritus. Arpenteuse infatigable, elle sait saisir les moments à l’image de ce défilé de communiantes en robe blanche sur le macadam, prises du point de vue des badauds du trottoir ayant installé un poste de télé sur des épaves de voitures, branché au réverbère. Les kids sont partout, souvent laissés à eux-mêmes par des parents absents, jouant sur des restes de vélo ou se pressant devant un cochon embroché entre deux palettes, à même la chaussée. Ils regardent sérieusement l’objectif de celle qui jamais ne vole une photo. Arlene Gottfried a l’art de se faire accepter de tous, de se voir offrir une intimité qu’elle immortalise en noir et blanc mais aussi en couleur. Les tatoués se dévoilent dans des intérieurs exigus, un juif hassidique en costume noir à chapeau pose sur une plage lorsqu’un culturiste, totalement nu rentre dans le cadre et gonfle le biceps, en interpellant la photographe : « Moi aussi je suis juif. » Nous le voyons hilare, le religieux arborant un rictus crispé. Un grand écart parmi d’autres. Remarquable est son regard qui semble toujours faire un pas de côté par rapport aux photos attendues et connues du genre. Point de misérabilisme, ni de mise en scène. Dans l’univers forain de Coney Island, pas de grand huit, mais une charmeuse de serpent sexy. Lors d’une block party d’Alphabet City, danse seule au premier plan une dame d’un certain âge au milieu des papiers gras de la fête jonchant le sol. Les trans pris en backstage des clubs livrent un spleen et des yeux fatigués que viennent bousculer des photos plus clinquantes dans lesquelles brillent strass et paillettes, pattes d’eph et maquillage abondant relevant de la période disco. Jamais pourtant les corps ne semblent poser. Seuls les regards se croisent, la chair s’abandonne, magnifiée par un mélange d’absence d’esthétisation et de cadrages soignés, rarement frontaux. La beauté se niche dans des détails : la naissance des chevilles se lovant dans un voile soufflé par une fenêtre entrouverte, des escarpins rouges sur un carrelage en damier…
Une teenager ingénue en bikini brillant évoque la pureté d’une nymphe de Botticelli, cheveux au vent. La tendresse se love quant à elle dans un baiser à pleine bouche entre sa mère et une amie, au milieu du trottoir. Dans l’univers d’Arlene Gottfried, les couples se palpent et s’étreignent, qu’ils soient nus sous une douche de plage, apprêtés au dancing ou allongés dans l’herbe, le long de la Highway. Les gangsters portent leur nouveau-né sur l’épaule comme le nom de leur mère tatouée sur le torse, les familles se pressent sur un canapé de seconde main ou posent ridiculement avec leur chien, dans un intérieur cossu comme sur un banc de Central Park. Humour et dérision, regard amusé mais toujours bienveillant. Quelques photos se font toutefois plus sombres telle cette jeune femme enceinte jusqu’aux yeux (Fort Apache, 1980), l’épaule contre un réverbère devant les décombres d’un immeuble. Réfléchit-elle à son avenir incertain ou attend-elle le prochain bus qui la mènera vers d’autres horizons ? Trouve-t-elle des raisons d’y croire ? Le rêve américain prend définitivement les atours d’un mirage.
Catalogue de l’exposition réalisé avec Bernard Chauveau Édition (12 €) bernardchauveau.com
Au Musée des Beaux-Arts de Nancy, jusqu’au 12 janvier 2020
musee-des-beaux-arts.nancy.fr
Visites guidées de l’exposition les dimanches à 16h30, sans réservation
Réservé aux enfants !, une activité destinée au 7-11 ans, dimanche 1er décembre (10h30), un cycle de découverte ludique de la photographie et de l’art sous toutes ses formes. Sur réservation
1 Dans le cadre d’ADN – Art dans Nancy, programme qui met à l’honneur le street-art dans le domaine public depuis 2015
2 Nom donné aux Portoricains de New York