Bains exotiques
Le festival « Rossini in Wildbad » en est à sa 27e édition et, cette année, offre pas moins de cinq opéras, pour une quinzaine juillettiste intense et variée dans un programme de bel canto autour de Rossini et de ses contemporains, avec notamment une pétillante Italiana in Algeri, une délicieuse Inganno felice, une suave Bianca e Falliero ainsi que les rarissimes Cinesi de Garcia et un Vespro Siciliano composé bien avant l’opéra de Verdi. Largement de quoi se déplacer dans une superbe ville thermale à tout juste deux heures de Strasbourg…
Puisque nombreux sont ceux qui ne connaissent pas ce petit bijou, rappelons que Bad Wildbad est une adorable station thermale accessible en voiture mais aussi en train : les rails s’arrêtent juste devant le Palais thermal, superbe bâtisse de style orientaliste bien plus tranquille et confidentielle que les thermes de Caracalla de Baden-Baden. La ville est un peu plus enfouie dans la Forêt Noire, au fond d’une vallée, non loin de Karlsruhe qui fête actuellement son tricentenaire ou de Pforzheim et son musée de l’or, pour ne citer que deux lieux à proximité qui méritent le détour. On peut ainsi cumuler un séjour artistique, thermal et musical. À quelques minutes à pied des bains, nichés dans un parc ravissant où démarre un circuit de promenades important, les Kurhaus, Kurtheater (joli petit théâtre à l’italienne de deux cents places récemment restauré) et Trinkhalle (buvette de station thermale qui sert de lieu de spectacles principal du festival avec quatre cents sièges) ne désemplissent pas pendant une quinzaine, du 10 au 26 juillet cette année.
Pourquoi un festival consacré à Gioacchino Rossini en plein Schwarzwald alors que Pesaro, la ville natale du compositeur, lui consacre un festival annuel internationalement connu ? Il se trouve que le célèbre musicien à la retraite était venu soigner ses troubles neurologiques en 1856 ; le séjour lui a été à tel point bénéfique que sa vitalité créatrice s’en est trouvée revigorée au cours des dernières années de sa vie. Il fallait être franchement téméraire pour créer, à partir de cette visite fugace, un festival de musique belcanto dans un lieu de cure aux infrastructures aussi modestes. Si les capacités d’accueil pour les festivaliers restent limitées, la manifestation se développe d’année en année, entraînée par la fougue de son directeur, Jochen Schönleber, également metteur en scène.
Le festival permet ainsi de découvrir des œuvres rares et de jeunes voix prometteuses. Les productions sont enregistrées et des CD ou DVD sont disponibles. Citons, pour les éditions précédentes, les compacts de Semiramide de Rossini qui jouit d’une excellente critique, mais aussi la Semiramide de Meyerbeer, ainsi que les Briganti de Mercadante ou encore le Ser Marcantonio de Stefano Pavesi donné en première mondiale pour la prise de son, le tout paru aux éditions Naxos (disponibles notamment sur le site touristique de la ville : http://www.bad-wildbad.de/urlaubsziel-schwarzwald/shop/). En DVD, on mentionnera notamment le Guillaume Tell donné en version intégrale en 2013 et tout récemment paru.
Au programme cette année, non pas trois opéras comme à l’accoutumée, mais cinq productions avec surtitres en allemand et en italien, des concerts, récitals et une master class en matinées comme en soirées, dans un tourbillon musical quasi incessant… L’ambiance est bucolique et plutôt dépaysante, voire intimiste. Les artistes déjeunent souvent à la table d’à côté ou se croisent au sauna ou dans les piscines, dans le plus simple appareil. Voici une petite chronique de quatre jours de festival, du mercredi 22 au samedi 25 juillet 2015.
L’Italiana in Algeri
La première journée commence avec l’œuvre la plus connue de la sélection, puisqu’il s’agit de L’Italienne à Alger donnée en soirée à la Trinkhalle. Petite frustration, l’opéra est proposé en version semi-scénique, sans autre décor que quelques chaises, essentiellement pour le chœur, et pour accessoire principal l’éventail bleu estampillé « Rossini in Wildbad » identique à celui que les dames agitent frénétiquement dans la salle qui s’apparente à une étuve. Cette année, quand bien même les plaques à l’extérieur atténuent la chaleur et quoique des rideaux blancs aient remplacé les tentures noires, la chaleur est très intense dans une salle qui a les défauts de ses qualités : une proximité avec les artistes parfois un peu étouffante. Le public est en effet à quelques mètres de l’orchestre dirigé par José Miguel Pérez-Sierra, les Virtuosi Brunenses, excellents, comme toujours.
Les chanteurs sont les élèves de l’Académie dirigée par Raul Gimenez et Lorenzo Regazzo dont nous reparlerons. Ces jeunes voix ne sont pas toutes au même niveau mais on retiendra la prestation de Matija Meić dans le rôle de Taddeo. Ce baryton-basse au timbre multicolore a tout pour lui et s’est encore amélioré depuis l’année dernière. Si le Lindoro de Gheorghe Vlad laisse quelque peu à désirer et le Mustafà de Laurent Kubla peine à trouver ses marques, la distribution féminine emporte l’adhésion. Tous s’en donnent à cœur joie notamment dans le délirant finale du premier acte qui galvanise le public. La mise en espace de Primo Antonio Petris, aussi minimaliste soit-elle, suffit à mettre en valeur la drôlerie de l’opéra. La direction d’acteurs est formidable, tous interprétant leur rôle avec fougue et donnant leur meilleur. Le succès est total pour un spectacle de belle qualité.
Il Vespro Siciliano
La journée du jeudi s’avère être un véritable marathon : pas moins de six heures de musique avec les quatre heures d’un opéra rarissime et fort peu connu puis, après une courte pause, les deux heures de l’opéra semi-seria de Rossini. Douze ans avant les Vêpres siciliennes de Verdi, le compositeur de cour de Stuttgart, Joseph Peter von Lindpaintner, créait ce grand opéra, toutefois au singulier, puisqu’il s’agit de La Vêpre sicilienne. Bien oublié aujourd’hui, l’opéra avait connu un beau succès de son temps. Le compositeur était apprécié de ses contemporains, notamment par Mendelssohn mais aussi de Berlioz, notoirement difficile à contenter, qui y voyaient le meilleur chef d’orchestre allemand. Sur un livret de Heribert Rau proposé en italien et en allemand, l’opéra raconte, pimentés pour le caractère romanesque de l’œuvre de rivalités amoureuses, les événements qui conduisent, en mars 1282, à la révolte des Palermitains contre les Français et le souverain Charles d’Anjou, crise survenue au moment des Vêpres avant de s’étendre à toute l’île.
L’œuvre, donnée ici en version concertante et en italien, avait même été partiellement composée à Bad Wildbad où l’on en avait donné des extraits en concert en 2011… C’est à une intégrale qu’on assiste donc avec curiosité, avec les Virtuosi Brunenses en grande forme, dirigés ici par Federico Longo. L’orchestre est particulièrement sonore, ce qui entrave la projection des membres du chœur par instants, mais le spectacle est de belle qualité, dominé par le formidable Charles d’Anjou de Matija Meić, aussi impressionnant que la veille. Autre chanteur à se distinguer, César Arietta, remarquable Drouet, dont on se dit que la voix et l’apparence de ce jeune vénézuélien nous rappellent quelque chose… La distribution féminine équilibre bien le plateau, et c’est le beau velouté de la voix d’Ana Victoria Pitts qu’on retiendra par-dessus tout, même si la jeune mezzo semble un moment en difficulté, ne terminant pas un air. L’œuvre s’achève sur la cloche qui annonce le début de l’insurrection et l’évocation musicale de cette scène est à tel point convaincante qu’on espère que l’opéra sortira enfin de l’oubli, rien que pour cet impressionnant finale.
L’Inganno felice
Après une courte pause, les festivaliers se retrouvent au Kurtheater plein comme un œuf pour assister à la représentation de L’Inganno felice (L’Heureux stratagème), créé à Venise en 1812, premier grand succès de Rossini. Malheureusement, l’œuvre n’est que rarement donnée à l’heure actuelle. Elle a, cela dit, déjà été présentée à Bad Wildbad en 2005 où elle a fait l’objet d’un enregistrement disponible chez Naxos. Cette fois, c’est le surintendant du festival, Jochen Schönleber, qui en assure la mise en scène, sobre mais efficace.
L’histoire raconte les malheurs d’Isabella, retrouvée sur une plage par Tarabotto, mineur, qui va la faire passer pour sa nièce. La jeune femme est en réalité une duchesse qu’un amoureux éconduit, Ormondo, le conseiller de son époux, a fait soupçonner d’adultère et jeter à la mer par un acolyte. Dix ans plus tard, au cours d’inspections militaires, le duc retrouve celle qu’il croyait morte. Après différentes péripéties et événements plutôt comiques, tout finit bien. Le décor est très réussi, dans une palette de dégradés de gris frémissante ; une jeep puis une barque renversée permettent des jeux de circulation bien orchestrés. La distribution est dominée de la tête et des épaules par la remarquable basse vénitienne Lorenzo Regazzo, déjà entendu dans le même rôle de Tarabotto en 2005. Ses qualités de comédien burlesque sont immenses. Cet homme-là est un comique-né, dont on sent pourtant que tout ce qu’il produit est le fruit d’un long travail. Il n’en force que davantage le respect. La gestion du souffle et la flexibilité de la voix en font un interprète rossinien idéal. Silvia Dalla Benetta est une délicieuse Isabella et les autres solistes supportent à merveille un Lorenzo Regazzo qui, visiblement, les galvanise, à l’exception peut-être d’Artavazd Sargsyan, pourtant repéré les années précédentes comme excessivement prometteur. Le ténor est d’ailleurs élève de l’Opéra studio de Paris, mais ses prestations au cours du festival se sont avérées étrangement raides et désincarnées. Baisse de régime temporaire, espérons-le…
Rossini & Co., scènes d’opéras
Le vendredi, qui marque le début du dernier week-end du festival, permet de revenir au Kurtheater pour le traditionnel Rossini & Co. L’opportunité de découvrir les progrès effectués par les jeunes chanteurs de la master class de la basse bouffe Lorenzo Regazzo, entendue la veille et dont on imagine bien que ses étudiants vont profiter de ses conseils avisés de comédien accompli mais aussi de son expérience du chant à l’italienne. L’auditoire, particulièrement bon public, applaudit largement chacun des protagonistes dont on cherche à repérer les qualités plutôt que les travers de jeunesse.
Comme chaque année, les élèves se lancent dans des airs de bravoure pour le moins périlleux avec un succès divers, certains exposant leurs défauts par excès de zèle, tant dans une maîtrise encore inégale du chant que dans la volonté de jouer à fond la comédie qui se traduit par des mimiques forcées et une gestuelle de marionnettes saccadée. Hélas, ces efforts sont quelquefois gâchés par une prononciation franchement atroce comme dans « Der Hölle Rache », l’air de la Reine de la Nuit pour Sara Blanch, dont on se dit qu’elle sera à point d’ici peu de temps, car sa technique de colorature est déjà impressionnante. La jeune femme obtient le prix du public ce même jour alors que Marina Viotti, fille de musiciens et en particulier du regretté chef Marcello Viotti, obtient quant à elle l’International Bel Canto Prize. Prix qu’elle partage, ex-aequo, avec Matija Meić, dont on a déjà parlé et qui montre toute l’étendue de son talent dans le virtuose duo de Don Pasquale, « Cheti, Cheti immantinente » où il parvient à énoncer quasi distinctement le presque imprononçable dialogue, gageure pour tout chanteur mais qu’il restitue à merveille, épaulé en cela par l’inénarrable Lorenzo Regazzo, pour qui tout cela ressemble à une promenade de santé. Autant dire que le maestro est impayable de drôlerie. Il reçoit un T-shirt en récompense pour ses dix années d’animation de la master class de Bad Wildbad. Modeste cadeau offert par Jochen Schönleber, directeur du festival, qui rivalise de pitreries et d’autodérision avec son acolyte. Ce ne sont pas des bouquets de roses qu’on offre aux artistes à Bad Wildbad, mais un beau et unique tournesol… Une façon comme une autre de se moquer du caractère fauché d’un « petit » festival qui pourtant, parvient à tirer le meilleur de ses maigres moyens. En guise de rappel, tous les chanteurs reprennent en chœur le duo de Don Pasquale, achevant de mettre le public de bonne humeur. Il reste un peu moins de trois heures avant de remettre le couvert, avec un opéra assez peu souvent entendu de Rossini.
Bianca e Falliero
Créé en 1819 à la Scala de Milan, Bianca e Falliero raconte l’histoire des amours contrariées entre une jeune femme que son père donne en mariage à Capellio, membre d’un clan ennemi pour sceller la réconciliation des deux familles. Or Bianca est amoureuse de Falliero, qui apparaît au beau milieu du mariage de sa belle qui refuse de signer le contrat. Falliero doit être jugé pour trahison précisément par son rival Capellio et Contanero, le père de Bianca. Il ne se défend pas mais la belle plaide sa cause. Les deux amoureux seront finalement unis.
L’opéra est proposé avec une mise en scène de Primo Antonio Petris plus que minimaliste. On est à la limite de la version concertante et pour cette production, on se souvient vraiment que Bad Wildbad a des moyens limités, même si Jochen Schönleber réussit le plus souvent à nous le faire oublier, notamment avec son travail sur Guillaume Tell ou sur Il Turco in Italia dans les années passées, pour ne citer que deux exemples. Qu’à cela ne tienne, ce qui compte ici, c’est le bel canto ; et il faut dire que les rôles-titres sont habités par des chanteurs très en voix et à l’aise dans leur personnage. Cinzia Forte est touchante en Bianca et sa voix s’accorde superbement avec celle de la mezzo Victoria Yarovaya, fabuleuse en Falliero, ovationnée par le public. Pour les soutenir, le ténor Kenneth Tarver propose un timbre solaire et une diction doublée d’une émission très nettes dans le rôle de Contareno. Forte de son prix gagné l’après-midi même, Marina Viotto irradie en Costanza. Habitué du festival, Antonino Fogliani tire le meilleur des Virtuosi Brunenses, décidément très en forme, d’autant qu’ils jouent tous les jours…
Le Cinesi
Ultime opéra de ce séjour enchanteur en Forêt Noire (cinq en quatre jours, un rêve !), un petit opéra de chambre très court d’à peine une heure vingt est donné au Kurtheater, plein une fois de plus. Le Cinesi est un opéra pour jeunes chanteurs de Manuel del Pópulo Vicente Garcia donné en privé à Paris en 1831. Garcia est le père de la Malibran et de Pauline Viardot. Son œuvre s’appuie sur un livret de Métastase déjà utilisé par Gluck pour un opéra écrit pour les enfants de Marie-Thérèse. Trois jeunes filles chinoises s’ennuient, enfermées chez elles, à boire du thé. Survient Silango, le frère d’une d’elles, qui enfreint un tabou en les surprenant dans leur intimité. Résolues à le mettre dehors, elles finissent par le garder avec elles et se lancent dans un concours ou chacune interprète, dans l’ordre, une tragédie impliquant Andromaque, une pastorale où l’on s’aperçoit des tendres sentiments de Silango pour Sivene puis une scène de comédie parodique. Chaque genre ayant ses défauts, on botte en touche en partant du principe que c’est le ballet qui l’emporte.
Jochen Schönleber nous propose une mise en scène fraîche et charmante, nous montrant les trois jeunes filles sur des transats en maillot de bain (dans une ville thermale, cela allait de soi). Avec trois fois rien, il arrive à amuser le public et le faire rire franchement au moment du dévoilement de la surprise finale : Silango a apporté des cadeaux dans des sachets griffés qui se révèlent être une pelle, une balayette et un plumeau, prétexte à disparaître dans les coulisses puisque les trois amies poursuivent, furieuses et armes à la main, le jeune freluquet. Pas d’orchestre pour cet opéra mais un piano sur lequel Michele D’Elia accompagne avec maestria les solistes tout en proposant des variations qu’il a lui-même composées pour le prélude.
Les trois jeunes chanteuses se tirent honorablement de l’exercice de style, mais celui qui retient plus particulièrement l’attention est César Arrieta. Le jeune vénézuélien, dont on a déjà dit qu’il nous rappelait quelqu’un, est tout à fait charmant, pas très grand mais bien proportionné, sourire éclatant et regard entre braise et velours. Il joue déjà la comédie avec un grand naturel, ce qui magnifie sa prestation. Son timbre tout en séduction possède de belles couleurs et sa technique commence à être très éprouvée. Ce chanteur sud-américain a quelque chose qui évoque largement Juan Diego Flórez à ses débuts au festival de Pesaro. En sortant du théâtre, d’autres spectateurs font la même remarque : certains sont même revenus voir ce spectacle tout spécialement pour César Arrieta, qui est moins raide que le célèbre ténor péruvien au même âge, plus à l’aise sur la scène aujourd’hui, bien évidemment.
Nul ne sait si tous ces jeunes gens feront une carrière aussi prestigieuse que leur aîné, mais on leur souhaite bon vent. Comme toujours, ce festival « Rossini in Wildbad » nous a paru bien court mais intense et franchement agréable. Le taux de remplissage cette année a été optimal. On souhaite que Jochen Schönleber continue à faire vivre ce festival de bel canto particulièrement sympathique et dynamique. Cinq opéras dont trois pour ainsi dire inédits, chapeaux bas. On attend avec impatience le contenu du festival 2016 !
Du 10 au 26 juillet 2015