Ave Eva
À la tête de l’Opéra de Stuttgart, Eva Kleinitz prendra les rênes de l’Opéra national du Rhin en septembre 2017. Rencontre dans le Bade-Wurtemberg avec une passionnée des voix qui esquisse l’avenir de la maison alsacienne.
C’est une Eva Kleinitz souriante, mais un peu tendue qui nous reçoit. Compréhensible à une heure et quelque d’une importante première de Faust (voir encadré) à l’Opéra de Stuttgart qu’elle dirige depuis 2011, maison tout juste auréolée du prestigieux titre d’Opéra de l’année décerné par la revue Opernwelt. Les raisons ? « Nous avons essayé d’imaginer un projet artistique cohérent depuis cinq ans, mettant en avant les voix qui se sont développées au sein de notre ensemble et choisissant des rôles pour elles, au bon moment de leur carrière. » Certaines sont devenues des stars, comme Pumeza Matshikiza, “La Callas des townships”, qui a éclot dans la troupe allemande entre 2011 et 2016. La voix : l’alpha et l’oméga de la scène lyrique. Voilà qui est agréable à entendre et promet un bel avenir.
Équilibres Les Bregenzer Festspiele, où elle a longtemps travaillé (débutant en 1991 comme assistante de Jérôme Savary, puis occupant différents postes de 1998 à 2006), symbolisent la vision d’Eva Kleinitz, puisque la manifestation allie opéra populaire à grand spectacle – 7 000 spectateurs pour des soirées sur le lac de Constance rendues mondialement célèbres par Quantum of Solace – et pépites pointues pour le reste de la programmation, telles Die schöne Wunde de Georg Friedrich Haas (2003). Après un passage bruxellois à La Monnaie (2006 -2010), elle a expérimenté ce « bon dosage entre découverte d’un répertoire rare comme L’Écume des jours d’Edison Denisov et grands classiques » à Stuttgart, entretenant un compagnonnage avec des metteurs en scène classieux et caustiques comme Calixto Bieito, Christoph Marthaler ou Kirill Serebrennikov. C’est dans cette voie qu’elle compte œuvrer à Strasbourg, maison découverte au début des années 1990 avec la Salome de Dieter Dorn, prévenant d’emblée ne pas être « la directrice de la rupture ». À quoi peut-on s’attendre alors ? « À des œuvres qui n’ont pas été jouées depuis longtemps, mais je ne veux rien vous dire avant la conférence de presse du printemps. » Au fil de la conversation, on apprendra toutefois qu’elle désire que « l’histoire d’amour avec Wagner se poursuive » et donner « un opéra de Mozart chaque saison. Le prochain n’a pas été représenté depuis longtemps », sourie-t-elle. Parions sur Don Giovanni. En vrac, elle dira aussi souhaiter faire mieux connaître des « opéras de Martinů comme Julietta, La Passion grecque ou Le Mariage », réhabiliter le baroque (avec ses complices Jérémie Rohrer et Christophe Rousset et leurs ensembles respectifs Le Cercle de l’Harmonie et Les Talents lyriques) et inviter « des chefs français comme Marc Soustrot et Sylvain Cambreling », deux habitués de Stuttgart.
Enjeux Si la volonté d’Eva Kleinitz est d’avoir « de belles soirées avec beaucoup de monde », rapidement pointent d’autres ambitions, celle « de faire vivre la maison toute la journée, de l’ouvrir un maximum sur les trois villes (Strasbourg, Colmar et Mulhouse) et le plus large public. Ce dernier challenge avait déjà été relevé par Marc Clemeur. On doit comprendre qu’il est possible de venir en jean à l’opéra », s’amuse-t-elle avant de redevenir sérieuse, soulignant son envie de travailler avec le nouveau directeur du Ballet Bruno Bouché – qui entrera en fonction en même temps qu’elle, en septembre 2017 – « et d’initier une réelle [elle insiste sur l’adjectif] coopération grâce à des productions impliquant toutes les forces vives de la maison ». Ouverture suite, avec la volonté d’engager un chantier qui n’a jamais été initié : celui du rapprochement avec les autres maisons du bassin rhénan (Bâle, Karlsruhe et Stuttgart en tête), une « aire géographique naturelle. J’ai envie de commencer les échanges avec les opéras pour enfants, de vraies productions pas des “petites” Flûtes enchantées. À Stuttgart, nous avions par exemple créé une œuvre fondée sur les jeux vidéo pour les ados. » Vis-à-vis du serpent de mer du monde lyrique alsacien, elle reste prudente, bien évidemment. Personne ne parle plus d’un nouvel opéra – les promesses n’engagent etc. etc. – mais de la rénovation du bâtiment strasbourgeois aux multiples faiblesses : fosse minuscule où les musiciens se cognent les archets, acoustique sèche archi sèche, on en passe et des plus graves comme des planchers en mauvais état. « Cela me préoccupe beaucoup », avance-t-elle. « Il faudra agir. Avec cette fosse qui ne bouge pas, par exemple, il est difficile de travailler efficacement. Chacun doit en être conscient, c’est essentiel pour le rayonnement de Strasbourg », annonce-t-elle, déterminée. Elle pourrait bien réussir là où d’autres se sont cassés les dents. À Stuttgart, il se murmure en effet qu’Eva Kleinitz possède une main de fer dans un gant de velours.
Politique mais pas polémique Enfant terrible du théâtre allemand, le directeur de la Volksbühne Frank Castorf avait mis Bayreuth à feu et à sang avec sa Tétralogie. À Stuttgart, il propose un Faust de Gounod très politique, trop sans doute : si la mise en scène (avec vidéo en direct) est impeccablement réalisée, elle empile les références dans un Paris en miniature : anticapitalisme et anticolonialisme, les deux mamelles où se nourrit Castorf éclaboussent un public ravi qui lui fait un triomphe… même si on perd quelque peu le fil de l’histoire d’amour aux résonances métaphysiques. Le Staatsorchester Stuttgart est mené de main de maître par un Marc Soustrot des grands soirs au service d’une distribution de haut niveau où étincelle Adam Palka, génialissime chanteur aux mille et une sombres couleurs, mais aussi acteur d’exception. À l’Opéra (Stuttgart), jusqu’au 30 janvier 2017