Prix Goncourt 2018, Leurs Enfants après eux est avant tout un très grand livre, une fresque romanesque à hauteur d’homme avec pour cadre l’agonie industrielle de la Lorraine. Rencontre avec son auteur, Nicolas Mathieu.
«Je ne m’appartiens plus. Je suis devenu une institution, comme Miss France », glisse dans un sourire le nouveau Prix Goncourt, devant un verre de Riesling, Chez Yvonne au cours de l’étape strasbourgeoise de son marathon promotionnel. La journée de Nicolas Mathieu sera longue, puisque sont encore programmés la rencontre avec une centaine de lycéens et un dialogue / dédicace à la Librairie Kléber. Si son premier ouvrage, polar white trash intitulé Aux Animaux la guerre1 (2014) – devenu une série télé en novembre dernier –, nous avait séduits, le natif d’Épinal passe à la vitesse supérieure, quittant dans son deuxième roman, ses chères Vosges qu’il dépeignait version Zone blanche. Dans Leurs Enfants après eux, direction Heillange (où l’on reconnaît sans peine Hayange, mais ce pourrait être Florange, Hagondange, etc.), bourg lorrain où la sidérurgie est en phase terminale au début des années 1990 pour un ample roman d’apprentissage, « même si c’est en quelque sorte aussi un roman noir », coupe Nicolas. « Il en respecte certaines règles. L’intrigue criminelle sert à parler d’autre chose. C’est un état des lieux de la société. » Et de citer la définition du genre signée Jean-Patrick Manchette : « La littérature de la crise. »
1992, 1994, 1996 et 1998 : un groupe de personnages est suivi quatre années durant. L’écrivain s’est, par exemple, « plongé dans des livres de sociologie comme Des Capuches et des hommes de Fabien Truong pour décrire au plus près les jeunes de banlieue. » Saga sociale, texte générationnel, roman d’apprentissage dans la droite lignée de Flaubert dont il est proche (bien plus que de Zola), lui rendant hommage avec une scène rappelant diablement celle des comices agricoles de Madame Bovary : Leurs Enfants après eux est tout cela à la fois. Autour de la figure de deux adolescents, Anthony et Hacine, évolue tout un petit monde tuant l’ennui dans la moiteur de quatre étés – « La période idéale, où la circulation sociale est plus fluide, pour évoquer l’éveil des sens dans des corps où la vie pulse avec force » – entre centre historique d’une ville périphérique en voie de désertification, banlieue pavillonnaire mortifère et cité ghetto. « Les siens, il les trouvait finalement bien petits, par leur taille, leur situation, leurs espoirs, leurs malheurs même, répandus et conjoncturels. Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible » : tel est le résumé fulgurant d’un univers dont les échappées belles sont rares et transitoires. À peine quelques chevauchées à moto dans une « recherche de vitesse et d’ivresse » et une éblouissante scène narrant un radieux après-midi à la piscine évoquant la nouvelle d’Albert Camus, La Femme adultère2 : « En dramaturgie, cela s’appelle “l’effet Gillette”. Dans les anciens rasoirs, quand on avait mis une nouvelle lame, il fallait serrer à fond, puis donner un quart de tour en arrière pour ne pas qu’elle casse. Lorsque vous poussez l’action à fond, des instants de respiration, des remontées à la surface sont indispensables. » Il y a quelque chose de profondément houellebecquien dans ce livre à la sourde désespérance qui décrit le désoeuvrement avec densité et maestria. « Je voulais dépeindre une époque, une vallée et une poignée de personnages. Il n’y a pas de nostalgie des années 1990, mais une immense mélancolie, le sentiment aigu du temps qui passe, attaquant les corps et les ambitions. Le texte parle de ce que nous avons été, évoque ce à quoi nous avons renoncé. La nostalgie c’est de dire et de croire que c’était mieux avant. La mélancolie ressemble à la promesse de la mort et consiste à dire que ce ne sera jamais plus. »
Fragments du questionnaire de proust
Le pays où vous désireriez vivre ? La France me convient plutôt. Que voulez vous, on s’attache.
Vos auteurs favoris en prose ? Flaubert, Céline, Annie Ernaux.
Vos poètes préférés ? Rimbaud, Aragon, Baudelaire, René Char. Rien de très original.
Vos héros favoris dans la fiction ? Sherlock Holmes, Hank Chinaski, Rocky, Long John Silver.
Vos héroïnes favorites dans la fiction ? Marylin dans Les Désaxés de John Huston, Gloria de Cassavetes, Rita Kleber dans Aux animaux la guerre, Arya Stark dans Game of Thrones.
Vos compositeurs préférés ? Bach, Satie, Hans Zimmer.
Vos peintres favoris ? Chardin, Bonnard, De Stael.
Vos héros dans la vie réelle ? Jean-Luc Godard, Guy Debord, John Ford.
Vos héroïnes dans l’histoire ? Jeanne d’Arc (surtout chez Dreyer), Aspasie, Virginia Woolf.
Comment aimeriez-vous mourir ? Tard, subitement, debout.
État d’esprit actuel ? Une joie exténuée.
1 voir Poly n°168 ou poly.fr
2 Parue dans l’Exil et le Royaume
Parue chez Actes Sud (21,80€)