Au-delà des étoiles

Photo de Stephane Louis pour Poly

L’Auberge de l’Ill célèbre le 50e anniversaire de sa troisième Étoile au Guide Michelin. Rencontre à Illhaeusern avec le chef Marc Haeberlin, dépositaire de l’âme d’une maison mythique.

Alors que Sébastien Bras décidait de renoncer à ses trois Étoiles au Guide Michelin, au mois de septembre – arguant d’une « grande pression » –, Marc Haeberlin affirme : « Je me battrai toujours pour les conserver. Elles ont été reçues par mon père et mon oncle en 1967. Cela demeure le graal, comme un Oscar pour un acteur. Du sang rouge Michelin coule dans nos veines, même si je sais que cette distinction est accordée pour une seule année, que tout est remis en question à chaque nouvelle édition. Personne n’est intouchable. Regardez La Tour d’Argent, Lasserre ou Maxim’s. Quand ce dernier a été rétrogradé, monsieur Vaudable a dit au directeur du guide : “Maxim’s n’est pas un restaurant. Maxim’s est un théâtre.La pression existe. Elle ne vient cependant pas du Michelin, mais essentiellement des clients pour qui je cuisine. »

Mousseline de grenouilles, Paul Haeberlin © Thomas Duval

La tête dans les étoiles

Avec le Restaurant Paul Bocuse (trois Étoiles depuis 1965 à Collonges-au-Mont-d’Or) et Troisgros (qui fêtera vraisemblablement le 50e anniversaire de sa troisième en 2018, à Ouches), L’Auberge de l’Ill est un des trois temples de la gastronomie française en province. Retour en arrière sur une aventure familiale qui a débuté en 1882 à l’enseigne de L’Arbre vert où l’on servait une matelote réputée, concurrente de celle proposée de l’autre côté de la rivière : À La Truite, c’était une recette catholique, chez les Haeberlin, une “matelote protestante”. Autre époque. Paul Haeberlin (en cuisine) – dont le maître se nommait Édouard Weber qui fut cuisinier à la cour des tsars – et son frère Jean-Pierre (en salle) métamorphosent la maison. Elle grimpe tous les échelons dans les guides gastronomiques jusqu’à décrocher une troisième Étoile en 1967 : « Le jour où le Michelin est sorti, il n’y avait pas d’émotion médiatique particulière. Aucun article dans les DNA ou L’Alsace, juste une mention dans Le Figaro », se souvient Marc, 13 ans cette année-là. Autre époque (bis). « Mon père était terrorisé. Il avait peur de perdre sa clientèle d’habitués et a été obligé d’investir. Il n’y avait pas d’argenterie et les clients mangeaient dans le traditionnel service Loux1. À la carte, figuraient encore le potage du jour, la truite au bleu ou l’escalope viennoise », mais aussi les plats cultes pour lesquels le restaurant avait été distingué. Ils sont encore là, inchangés (ou presque car « nous avons réduit les quantités, il y quarante ans, on mangeait beaucoup plus ») et devenus des fragments du patrimoine gastronomique français : la truffe sous la cendre – « que mon père avait découvert après-Guerre à la Rôtisserie périgourdine des frères Rouzier, une truffe entière avec de la farce de viande, dans une pâte, qu’ils servaient alors en garniture de toutes les viandes ! » –, la terrine de foie gras d’oie, le saumon soufflé “Auberge de l’Ill” ou encore la mousseline de grenouilles “Paul Haeberlin”. « Certains clients ont mangé un de ces plats, il y a quarante ans. Il faut qu’ils retrouvent le goût, et l’émotion ressentie. Ne rien rajouter, ne rien retrancher. »

© Eric Laignel

Les pieds sur terre

Lorsqu’on lui demande le secret de la longévité de L’Auberge, la réponse de celui qui en a intégré les cuisines au milieu des années 1970 fuse : « C’est le travail de tous les jours, entouré d’une bonne équipe car seul on ne peut rien faire. Le plus dur n’est pas de créer un plat mais de le reproduire comme on le souhaite, deux fois par jour à dix, vingt ou trente exemplaires au plus haut niveau. Les choses les plus importantes pour moi, sont l’assaisonnement, la cuisson et le goût. La décoration de l’assiette vient largement après », explique Marc Haeberlin. Démonstration avec l’incroyable saumon soufflé “Auberge de l’Ill” dégusté en cuisine, au milieu du ballet chorégraphié au millimètre des commis et autres chefs de partie. Le seul mot apte à le décrire est : perfection. Itou pour la Mousseline de grenouilles, « le plus beau plat créé par mon père. Certains classiques demeurent d’une grande modernité. Prenez la Volaille de Bresse en vessie de Paul Bocuse par exemple qui ressemble à une œuvre d’Art contemporain. » À côté de ces inamovibles, la carte comporte de belles créations, souvent inspirées du Japon que Marc Haeberlin aime tant – et où il a ouvert plusieurs établissements – pour surprendre des convives venus du monde entier comme sa préférée, un étonnant ragoût de homard et de tête de veau aux épices à l’orge perlé. Le succès n’a néanmoins pas tourné la tête à un chef que la starisation des toques agace quelque peu. Des émissions comme Top Chef ou MasterChef ne « sont pas [s]a tasse de thé. Il ne s’agit pas de cuisine, mais d’un show culinaire. Au fond, ce n’est pas la recette qui compte, mais les belles images de mets hyper léchés ou les moments d’émotion, voir les filles tomber en larmes ou les gars craquer. » Et de rappeler la réponse que « Monsieur Paul [Bocuse] avait récemment faite à un journaliste qui lui rappelait que les cuisiniers étaient sortis de derrière les fourneaux grâce à lui : “maintenant, ils feraient mieux d’y retourner”. Ma vie c’est la cuisine. Du matin au soir. Je ne suis pas là pour le show off », conclut-il. Ce qui l’inquiète plus encore est de voir « les chariots dans les supermarchés remplis de produits tout faits. Ce n’est pas une question d’argent : faire un bon potage de légumes ne coûte pas une fortune. Souvent, les gens mangent plus mal que leurs aïeux… et bien trop de viande. L’éducation au goût doit débuter très tôt. » Un combat dans lequel s’est lancée son épouse Isabelle avec son association Épices1 qui doit transcender les modes culinaires dont le totalitarisme vegan qu’il brocarde. Et lorsqu’on lui demande ce qu’il pense du McDo, il s’amuse, affirmant : « J’ai mangé mon premier hamburger il y a quelques jours, vous savez. » C’était chez Shake Shack à New York, pendant le congrès des Grandes Tables du Monde, dont la devise signée Jean Cocteau – « La tradition est un mouvement perpétuel. Elle avance, elle change, elle vit » – pourrait parfaitement être celui de L’Auberge. Et de poursuivre, songeur néanmoins : « Si nous pratiquions la même marge que McDo, presque personne ne pourrait s’offrir un repas chez nous. » Nous nous quittons. Marc retourne en cuisine écrire de nouvelles notes sur la portée de la symphonie gastronomique qu’il compose, jour après jour. Les trois Étoiles devraient continuer à briller longtemps dans le ciel d’llhaeusern.

 

 

L’Auberge de l’Ill est située 2 rue de Collonges au Mont d’Or à Illhaeusern (Haut-Rhin). Fermé lundi et mardi. Menus de 132 € à 188 €

auberge-de-l-ill.com

> Membre des Étoiles d’Alsace (prochain afterwork le 16/11, dans la Salle du Koïfhus à Colmar), Marc Haeberlin propose une Formule Jeunes pour les moins de 35 ans, du 1er novembre au 30 avril (109 €)

etoiles-alsace.com 

 

1 Assiettes traditionnelles de winstubs avec des motifs alsaciens déssinés par Henri Loux

2 Voir Poly n°162 ou sur poly.fr

 

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