Avec un corpus de quelque 110 pièces, la Fondation Beyeler installe un captivant dialogue entre deux icônes dans Rodin / Arp.
Le premier fut le grand dynamiteur de la sculpture du XIXe siècle. Le second, un des maîtres de l’abstraction du XXe . Se sont-ils rencontrés ? L’Histoire ne le dit pas, même si l’hypothèse est séduisante. Il n’en demeure pas moins que les œuvres – sculptures, mais aussi dessins, aquarelles, découpages… – d’Auguste Rodin (1840-1917) et de Jean Arp (1886-1966) ont beaucoup à se dire. Preuve en est apportée dans une présentation s’ouvrant par la confrontation XXL du célébrissime Penseur et de Ptolémée III, introduction symbolique d’un parcours thématique. Il débute avec Sculpture automatique (Hommage à Rodin) de 1938 dont les formes arrondies et déliées évoquent formellement une Femme accroupie des années 1900 lui faisant face. L’auteur des Bourgeois de Calais se voit aussi célébré par Arp dans un poème de 1952 : « Ses sculptures sont des échos de pérennité, / des baisers endormis / sur des mains de mort, / des méduses aux bottines vernies à boutons / du siècle des valses. » Au-delà de ce lien explicite, se déploient des relations plus subtiles, puisqu’on trouve chez les deux hommes des sources d’inspiration communes comme l’Enfer de La Divine Comédie de Dante. Les ombres se croisent, les amants damnés également. Enlacés dans un éternel Baiser de bronze ou de marbre chez Rodin, Paolo et Francesca sont représentés par un relief dada de bois, dans lequel « Arp réduit les figures à des contours extrêmement simples, réponse ironique à une interprétation pleine d’émotion, presque pompeuse », résume Raphaël Bouvier, commissaire de l’exposition.
Un autre rapprochement se trouve dans le modus operandi d’artistes qui aimaient créer une composition en assemblant – dans un processus où le hasard est revendiqué – des éléments puisés dans un large répertoire de formes. Le rapport à la fragmentation y est essentiel : pour Rodin, il renvoie aux œuvres inachevées de Michel-Ange, permettant de ramener la figure humaine à son essence. « L’âme de la sculpture est dans le morceau », écrivait-il, ouvrant toute grande la porte de l’abstraction. Dans une salle à l’atmosphère saisissante, les torses bruts et sensuels, presque douloureux, de l’un, comme Iris, Messagère des Dieux, répondent ainsi à ceux de l’autre, lisses et polis, à l’image de Daphné. Au fil des salles et de ces confrontations / rapprochements – dessins érotiques, attrait commun pour la métamorphose ou association revendiquée du corps féminin à un vase – se devinent en filigrane les contours d’une vision du monde et de l’Art possédant de délicates attaches. Elle pourrait être toute entière résumée dans cette phrase de Rodin : « La vérité de mes figures, au lieu d’être su- perficielle, sembla s’épanouir du dedans au dehors comme la vie même. »
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 16 mai
fondationbeyeler.ch