Apostrophes
Strasbourg, Nancy et Besançon se préparent à l’effervescence de la rentrée littéraire avec ses 524 ouvrages. Plongée dans les Bibliothèques idéales, Le Livre sur la Place et Livres dans la Boucle à travers plusieurs auteurs que l’on croisera (presque) partout.
Rêves algériens
Parfois, la fiction entre brillamment en résonance avec l’actualité. C’est le cas pour le dernier roman de Kaouther Adimi qui trouve un écho dans la révolte née en Algérie lorsque le peuple est descendu dans la rue pour empêcher un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Après avoir évoqué le légendaire libraire et éditeur algérois Edmond Charlot (Nos richesses, Prix Renaudot des lycéens, paru en 2017), elle livre Les Petits de décembre (Seuil, 18 €). Un terrain vague où les gamins de la cité du 11 Décembre jouent au foot est menacé par les rêves immobiliers de deux généraux : lâches, les adultes ne s’y opposent pas… Seule une bande d’enfants va se dresser contre les deux hommes. La société algérienne des quarante dernières années est passée à la moulinette dans ces quelque 250 pages troussées avec élégance, entre souvenirs des années de plomb, absurdité d’un système politique ubuesque placé sous le signe de l’arbitraire et rêves inextinguibles de liberté de la jeunesse.
What if
Dans le dernier livre de Laurent Binet, une fois encore, rien ne se passe comme prévu, enfin comme les livres d’histoire l’ont raconté. L’auteur de La Septième fonction du langage et de HHhH réécrit la destinée humaine, livrant avec Civilizations (Grasset, 22 €) une uchronie. Dans cette histoire contrefactuelle, il imagine que l’Europe est devenue le nouveau monde pour les Incas qui l’envahissent, débarquant en 1531, puis y prenant le pouvoir. « Il a manqué trois choses aux Indiens pour résister aux conquistadors. Donnez-leur le cheval, le fer, les anticorps, et toute l’histoire est à refaire », écrit-il… Brillamment imaginé, ce récit est celui d’une planète qui aurait pu advenir, celui où Atahualpa défait Charles Quint et impose l’ordre inca sur tout le contient après être resté interdit devant des coutumes qu’il ne s’explique pas, comme celle d’adorer un « dieu cloué ». Dans cette vaste fresque épique – entre roman d’aventures et fable philosophique – nous sommes invités à rêver à un autre monde…
C’est la vie…
Dans son nouveau roman, Karine Tuil passe une fois encore la société au scalpel de sa plume acérée à travers un couple de pouvoir, Jean et Claire Farel. Le premier est un journaliste politique septuagénaire, véritable star des médias, proche du pouvoir politique, luttant pour préserver son statut, la seconde est une essayiste féministe. D’égoïsmes en infidélités, leur couple n’est plus qu’une simple construction sociale. Brillant polytechnicien, leur fils Alexandre se prépare à intégrer Stanford… mais le vernis de la réussite se craquèle lorsqu’il est accusé de viol au cours d’une soirée arrosée. Les Choses humaines (Gallimard, 21 €) plonge dans le réacteur nucléaire de la machine judiciaire, décrivant le caractère incontrôlable de l’emballement médiatique, disséquant un monde marqué par #metoo où les réseaux sociaux, impitoyables, ont pris le pouvoir.
Face à la mort
Habitué des histoires humaines fortes – l’IRA dans Mon Traître ou l’utopie de la fraternité en pleine guerre du Liban avec Le Quatrième mur – le journaliste Sorj Chalandon signe un superbe neuvième roman. Une Joie féroce (Grasset, 20,90 €) réunit un quatuor de femmes, touchées par le cancer, qui pour l’amour de l’une d’entre elles montent un casse place Vendôme. Plus que l’histoire d’une « vraie connerie », c’est à la réinvention de Jeanne, narratrice du récit, que l’on assiste. De son intime peur froide à la compassion dégueulasse et la pitié insupportable des autres, celle que la charismatique Brigitte, assumant son crâne lissé par la chimio, a affublé du sobriquet “Jeanne Pardon” en la prenant sous son aile, ne nous épargne rien. Son destin de bonne fille, bonne élève et bonne femme qui acceptait tout des autres, de l’indifférence au mépris le plus total, se voit saccagé. C’est avec une rage sans pareille qu’elle surmontera, par-delà la lâcheté d’un mari fuyant et d’un passé refluant de honte (un grand-père tondant des femmes à la Libération) et de douleur (la perte d’un fils), son plus grand défi. Qu’importent les masques des unes, les motivations des autres et les fauxsemblants, ces quatre femmes trompent la mort avec un coeur gros comme ça. Chalandon mène avec doigté ce récit, distillant avec soin suspens et rebondissements de polars au milieu d’introspections sans fard dans ce qui, toutes, les terrorisent à leur façon et qu’elles tentent de fuir avec audace, panache et humour.
Double impact
Remarquée avec Née contente à Oraibi (épopée au milieu des Hopis publiée en 2017 qui ressort en poche au Tripode), Bérengère Cournut se démultiplie en cette rentrée avec l’album Le Roi de la Lune (19 €) illustré par Donatien Mary, inaugurant la collection 4048 dédiée à la jeunesse des Éditions strasbourgeoises 2024, et son nouveau roman, De Pierre et d’os (Le Tripode, 19 €). On y suit les efforts d’Uqsuralik, une jeune inuk du grand nord, pour survivre après qu’une fissure dans la banquise l’ait séparée de sa famille. De superbes pages contemplatives des étendues blanches de l’Arctique y sont documentées avec soin (ses sons, ses couleurs enivrantes de lumière, son terrain changeant au milieu d’eau et de glaces), parsemées de l’omniprésence des esprits convoqués par les chamans quand ils ne vous happent pas tout simplement au bord du monde. Les rituels et croyances régissent la vie (âpre) et la chasse (patiente), les chants poétiques offrent vérité intime et apaisement entre les êtres là où les réincarnations des ancêtres à chaque naissance inversent, doublent et troublent les liens filiaux en démultipliant les existences. Plus léger mais beaucoup plus grand format, Le Roi de la Lune suit le périple d’Anathilde, capturée par un roitelet capricieux à la tête empruntée à Méliès, voleur de jouets qu’il enfouit dans les profondeurs de son astre lunaire sur des îles thématiques dédiées aux poupées, aux cerfs-volants ou aux yoyos. Quand le tyran utilise la petite fille pour dérober à un enfant malade le seul modèle de locomotive qui lui échappe encore, elle se rebelle. L’univers de Donatien Mary regorge de trouvailles et de bestioles colorées (les lunars), de « plusée » et « descenseur » spatiaux inventifs et de comètes aux formes époustouflantes.
Africa is the future
Chouchou des médias qui n’ont eu de cesse de lui tresser des lauriers depuis quelques semaines, Léonora Miano nous convie avec Rouge impératrice (Grasset, 24 €) en 2124, dans une Afrique nouvellement unifiée en un seul pays, le Katiopa. Pas moins de 600 pages usant des ressorts du feuilleton, gorgées d’idiomes locaux variés et d’une propension à décrire avec acuité – rappelant celle de Jonathan Franzen – les ressorts intimes nouant autant que régissant les relations sociales pour fonder une utopie panafricaine écologiste dont n’aurait pas à rougir Kwame Nkrumah. L’idylle entre le Mokonzi du Continent, chef de l’État éclairé ayant mené la Chimurenga (révolution), et l’incandescente Boya, universitaire travaillant sur les Sinistrés (descendants de Français ayant quitté leur pays périclitant), apparaît comme une menace pour la ligne “dure” du régime qui aimerait se débarrasser pour de bon de ces anciens colons vivant ici reclus. Leur rapprochement avec les Gens de Benkos refusant, eux, tout rapport avec les logiques financières n’arrange rien. L’amour, la puissance des sangomas faisant le lien entre le monde du visible et de l’invisible mais aussi la réappropriation culturelle de ce qui se cachait derrière les rites ancestraux, doublés d’une recherche d’équilibre entre masculin et féminin, servent de guide dans un roman souvent drôle en miroir des rapports actuels de domination et du peu d’élévation, tant spirituelle que politique, de nos dirigeants.
Par Hervé Lévy et Thomas Flagel
Aux Bibliothèques idéales (Strasbourg), du 5 au 15 septembre retrouvez Kaouther Adimi (le 08), Karine Tuil et Sorj Chalandon autour du Courage ordinaire des femmes (le 12), Léonora Miano (le 13) et Laurent Binet (le 15) bibliotheques-ideales.
strasbourg.eu
Au Livre sur la place (Nancy), du 13 au 15 septembre seront présents Sorj Chalandon et Bérengère Cournut (du 13 au 15), Laurent Binet (les 13 & 14), Kaouther Adimi et Léonora Miano (les 14 & 15), Karine Tuil (le 15)
lelivresurlaplace.fr
Aux Livres dans la Boucle (Besançon), du 20 au 22 septembre dont Sorj Chalandon est le Grand invité, rencontrez aussi Bérangère Cournut
livresdanslaboucle.fr