Apartheid de l’esprit
Créé en 1992, Woyzeck on the Highveld est la transposition de la pièce inachevée de Büchner au contexte politique, social et racial de l’Afrique du Sud. Après 17 années de tournée mondiale, William Kentridge et la Handspring Puppet Company[1. www.handspringpuppet.co.za] joueront pour la dernière fois ce spectacle de marionnettes au TNS.
En 1837, Georg Büchner s’éteint. Il a 23 ans et le typhus ne lui a pas laissé le temps d’achever sa dernière pièce, Woyzeck. Devenue un classique du théâtre allemand, cette lente chute dans la folie d’un soldat allemand au début du XIXe siècle est un texte empli de colère contre la société et de désespoir en l’homme qui n’a cessé de résonner en William Kentridge depuis les années 70. Il en vit alors une représentation en Afrique du Sud, dont les images ne cessèrent de l’accompagner dans son travail. Célèbre artiste de Johannesburg connu pour ses sculptures et dessins d’animation au charbon, il débute une collaboration féconde avec la Handspring Puppet Company en 1992. La fin officielle de l’apartheid n’a qu’un an et Nelson Mandela est libre après 27 ans d’emprisonnement. Mais la question raciale est encore loin d’être résolue. Monter Woyzeck on the Highveld avec des comédiens et des manipulateurs de marionnettes blancs et noirs constituait (et constitue toujours) un acte de résistance active, tant dans son propos que dans sa réalisation.
L’abîme de l’âme
Woyzeck y est un travailleur migrant qui erre dans les paysages fantomatiques du plateau minier du Highveld situé dans le Transvaal[2. Région du nord de l’Afrique du Sud]. Sur fond d’industrialisation à grande vitesse dans les années 50, ce mineur noir sans le sou est aux prises avec un contremaître blanc raciste et un médecin – blanc lui aussi – qui l’utilise comme cobaye pour d’étranges expérimentations. La pression sociale, la violence de la pauvreté et l’amour s’estompant de sa compagne succombant aux charmes d’un autre poussent irrémédiablement Woyzeck dans la folie. À la beauté plastique de marionnettes aux têtes sculptées dans du bois qui leur confèrent des traits aux aspérités expressives s’ajoutent les superbes animations constituées de dessins au charbon du metteur en scène projetées en toile de fond. Tour à tour, s’y révèlent les pensées des protagonistes et leur imaginaire, les lignes d’un paysage chaotique ou d’un intérieur dépouillé. Une constellation d’objets y prend forme, dessinant une allégorie poétique des bouleversements psychologiques et des obsessions d’un personnage principal malmené par la vie et la marche en avant de la société moderne.
La magie du jeu
Flottant dans ses fripes, Woyzeck est manipulé à vue comme toutes les autres marionnettes à tiges du spectacle. Le talent des membres du Handspring Puppet resplendit lorsqu’ils évoluent à côté des marionnettes, quittant le mur de planches les dissimulant quand ils sont en dessous d’elles. L’effet “magique” de mouvement des pantins est atténué par la présence, à leur hauteur, des comédiens-manipulateurs. Pourtant, l’expressivité et l’intensité de leur jeu et de leur maniement apportent un supplément d’âme et de sens à l’action : le ballet à trois (une marionnette évoluant grâce à deux acteurs) d’un mineur creusant sur un rythme et des chants africains, le délire du Monsieur Loyal de la pièce qui, armé de son porte-voix, présente un tour de dressage de rhinocéros… Inéluctablement, notre héros torturé perd pied sous le regard malveillant de son médecin qui ne voit en lui qu’un « sujet intéressant » parmi d’autres. Dans une économie de mots, William Kentridge s’appuie sur la force suggestive des images et un phénoménal travail de composition sonore et musicale pour avancer dans l’histoire et pénétrer les ténèbres de l’existence humaine. La pièce de Büchner – inspirée d’un fait divers – retrouve, dans cette adaptation au contexte de l’apartheid, les accents d’authenticité et de fine acuité que l’auteur lui avait conféré. Cruelle ironie de l’Histoire, c’est en plein débat – aussi démagogique que nauséabond – sur “l’identité nationale” orchestré par le gouvernement français que prendront définitivement fin les représentations de cette relecture poignante et engagée de Woyzeck.
03 89 36 28 29 – www.lafilature.org
À Strasbourg, au TNS (en collaboration avec le TJP), du 8 au 20 décembre 2009 – 03 88 24 88 00 – ww.tns.fr
03 88 35 70 10 – www.theatre-jeune-public.com