Rituel réinventé
Dans sa dernière création, Animaux de béance, la chorégraphe Camille Mutel s’inspire du tarentisme des Pouilles comme espace collectif de tolérance des déviances et d’expression des pulsions animant les corps.
Formée au butō, danse subversive et révolte de la chair née au Japon dans les années 1960, Camille Mutel trace un étonnant sillon dans la danse contemporaine. Depuis 2010, son corps est mis à nu dans son essence, sans provocation ni complaisance contemplative. Plutôt comme évocation de la solitude de l’être et d’une traversée de l’intime. Elle a découvert le tarentisme, « toujours vivant par la danse dans la région des Pouilles en Italie », voilà quelques années, s’imprégnant avec avidité des questionnements sociologiques qu’il induit : « une libération du corps paysan, comme ouvrier. Si ses origines remontent à Dionysos, aux saturnales et bacchanales, ce mouvement a longtemps persisté dans le carnaval païen », explique la chorégraphe qui travaille les « crises de la présence », qu’elle nomme plus prosaïquement des « burn out de gens harassés par le travail répétitif ». De l’argia sarde, elle reprend dans Animaux de béance les trois états (léthargie, pendaison dans les arbres et hystérie) confiés individuellement à l’un de ses trois interprètes. « La léthargie se combattait en enterrant symboliquement la personne atteinte dans le purin, la corde servait de ligotage, de compression, de bondage pour comprendre les limites de son corps et l’on venait à bout de l’hystérie en essayant de trouver le rythme des cris, leur tonalité dans un chant collectif où tout le monde dansait en rythme. La communauté accompagnait ses membres jusqu’à l’épuisement pour les faire sortir de cet état. Même l’homosexualité était acceptée : il n’était pas rare de voir des hommes accoucher symboliquement ou se travestir pour raconter des histoires d’amour avec d’autres hommes, acceptables grâce au costume. Mais aujourd’hui, la communauté ne fait plus corps sauf peut-être celle des Queer. Elle est remplacée par la prise de médicaments. La tolérance des déviances s’est amoindrie. »
Sur la scène dAnimaux de béance se retrouvent Mathieu Jedrazak, un performeur queer sur patins à roulettes, avec son armure de samouraï en tricot se défaisant lentement, travesti en contre-ténor aux allures de pom-pom girl, en décalage complet avec sa voix. Une expression de « ce droit quotidien à la confusion de soi qui marque notre époque ». L’animalité prend ensuite corps dans l’enveloppe humaine de la vocaliste expérimentale Isabelle Duthoit, spécialiste de sons inhabituels (cris animaux, stridence…) tandis qu’Alessandra Cirstiani, danseuse butō, interprète avec une grande liberté une argia contemporaine. Loin de toute narration, Camille Mutel agence sa poésie d’images et de sensations. Le temps du silence et de la lenteur, de se panser soi, comme les autres.