Animal Architecte crée Les Forces vives au Maillon

Animal Architecte (Camille Dagen & Emma Depoid) © Roman Kané

En s’emparant des Mémoires de Simone de Beauvoir, le duo d’Animal Architecte, composé de Camille Dagen et Emma Depoid, crée Les Forces vives, au Maillon. Interview.

Les Forces vives ne sera pas un biopic sur de Beauvoir (1908-1986), mais plutôt un portrait de la France qui la voit grandir et de ses combats ?
Camille Dagen
. Nous l’imaginons en deux parties : d’abord Simone comme sujet, dans sa jeunesse, avant d’être connue. Nous travaillons sur la notion de souvenir, ce que nous pouvons retrouver et sentir de cette « jeune fille rangée », qui grandit dans une famille bourgeoise d’extrême-droite et cherche à s’en émanciper. La densité des trois volets de ses mémoires rend toute exhaustivité impossible. Notre focale consiste à traquer ce qui, dans cette enfance et ce début de XXe siècle, coïncide avec les troubles vivaces d’aujourd’hui. L’enjeu est de trouver un dispositif permettant aux comédiens d’entrer dans ce passé trouble où le nationalisme et le sexisme exacerbé de son père forment le fantôme du siècle. Mais il convient aussi de garder une forme de performativité, de suivre le développement de ce qu’une vie d’écriture et de recherche de connaissance signifie. La seconde partie se centre sur la “marque” de Beauvoir, la figure médiatique, en cherchant de quoi elle est le nom dans l’histoire politique et culturelle autour de deux axes : la violence de la réception du Deuxième sexe (querelle au MLF, misogynie ambiante, rédaction du Manifeste des 343 ou critiques rageuses à son égard un peu partout, encore aujourd’hui) et la guerre d’Algérie dont elle se saisit en témoin, embrassant l’époque et plus son histoire à elle.

Quelle forme explorez-vous ?
CD. Nous passons d’un fragmenté narratif dans la première partie à une contemplation des traces de Simone de Beauvoir s’effaçant dans la seconde. D’ailleurs, si tous les acteurs la traversent à la première personne du singulier, elle est, ensuite, totalement absente. Nous nous questionnons sur le statut de la mémoire, et surtout de la mémoire collective française. À ses 30 ans, la Seconde Guerre mondiale éclate et tout s’arrête, ce sera notre entracte. Ses souvenirs fonctionnent comme des poches pour les nôtres. À nous d’assumer l’étrangeté et une certaine absence de symbiose.

Animal Architecte : Les Forces vives © Patrick Wong

La fictionnalisation de sa vie lors d’écriture de mémoires est-elle un sujet pour vous ? Traquez-vous les zones d’ombre ou une vérité ?
CD. Spécialiste de Sartre et d’elle, Ingrid Galster parle de « sosie d’écriture » pour évoquer cette distance avec soi et les strates du récit. C’est l’endroit du théâtre aussi. Après, la Shoah, dont elle ne parle jamais, est un trou noir. Simone de Beauvoir est pourtant très critiquée pour son rôle actif durant la Guerre. Évidemment la vérité n’est pas ce qu’elle écrit, elle garde des secrets, cache certains amants pour ne pas troubler les couples reformés depuis… et surtout sa bisexualité n’apparaît nulle part ! Nous donnons de la place à cela, tout en étant conscientes que ces reproches sont ceux que lui adressent encore aujourd’hui l’extrême-droite. Nous prenons soin de faire entendre la guerre d’Algérie autour d’elle, pour voir d’où cela part ! Les Forces vives sera autant un portrait de la France que de Beauvoir.

Vous aimez les grands espaces ouverts et modulables. Qu’en sera-t-il ici ?
Emma Depoid
. Le dispositif scénique se déploie dans la durée. Un espace d’appartement familial évoquant sa jeunesse avec des structures mobiles qui se désossent à mesure que le rapport au corps et à son évolution modifient l’échelle du plateau. Nous allons vers l’abstrait, l’ensemble s’allège au fur et à mesure alors que l’environnement du début est complètement plein, presque oppressant et abscons. Cet intérieur anguleux se retrouve dans la seconde partie avec des espaces totalement différents (bureau, administration…), montrant comment l’architecture de l’enfance nous contraint. Il y aura aussi de la vidéo, qui fait exister le dehors, en permettant surtout de changer de points de vue et de le subjectiver en cadrant. Une GoPro témoignera aussi des perceptions floues des bribes de souvenirs d’enfance. Comme l’écriture, matériau chargé de réflexion mais qui doit se transformer pour devenir vivant, les vidéos seront projetées sur le mur au lointain et sur des structures de tissu : format et qualité d’images varient.

Il y a quelques mois vous parliez d’envie d’un spectacle « de la lucidité et de la décision, pas de la consolation ». Cheminez-vous toujours sur cette ligne de crête ?
CD. En apparence, de Beauvoir n’invite pas à cela avec sa forme de dureté et d’austérité. Mais c’est une caricature, car elle fait œuvre d’une véritable proposition de puissance, d’amour de la vie et des gens. Par contre, elle a la raideur de trancher, de refuser certaines choses, et pas des moindres ! Il faut rappeler à quel point cela était difficile en tant que jeune femme à son époque. Je ne crois pas que ce soit du ressentiment, mais elle affronte les choses telles qu’elles sont. Son histoire est celle d’un arrachement, tout en étant sans cesse reprise par la bourgeoisie. Nos spectacles sont remplis d’une certaine douceur aussi, qui est un espoir plutôt qu’une consolation. De Beauvoir ressent les choses avec douleur (perte, colère), mais sait rebondir dans l’instant. Un peu comme mon âme peut saigner pour Gaza, tout en trouvant sublime le rayon de soleil qui brille sur mon visage. Nous travaillerons ces contrastes, cherchant à aller à l’os pour laisser de la place pour aller vers le vivant.

Animal Architecte : Les Forces vives

Au Maillon (Strasbourg) jeudi 14 et vendredi 15 mars dans le cadre du temps fort Langues vivantes, (d)écrire le monde (11-28/03)
maillon.eu
> Répétitions ouvertes avec l’équipe artistique les vendredis 1er et 8 mars (19h)
> Projections de Beauvoir, l’aventure d’être soi de Fabrice Gardel suivi par Des Fleurs pour Simone de Beauvoir de Carole Roussopoulos et Arlène Shale, mardi 12 mars (18h30), à la Médiathèque Olympe de Gouges (Strasbourg)

mediatheques.strasbourg.eu

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