L’Homme révolté
Anatoli Vassiliev retrouve Valérie Dréville pour Le Récit d’un homme inconnu. Une sombre nouvelle de Tchekhov où un terroriste révolutionnaire, incarné par Stanislas Nordey, se laisse séduire par une femme libre. Entretien avec le directeur-acteur du TNS.
Anatoli Vassiliev est connu pour ne faire travailler les comédiens dans la scénographie qu’au dernier moment, privilégiant la recherche et l’esprit de répétition à un spectacle figé. Qu’en est-il ?
C’est le cas et c’est passionnant, car le principe d’Anatoli Vassiliev – rester tout le temps en répétition en essayant de garder le plus longtemps possible un rapport de recherche – est celui de l’exigence absolue. On travaille précisément sur ce qu’il nomme des études. Il choisit des situations du Récit et d’autres qui sont proches dans un autre matériau, par exemple Platonov, pour que nous ne planchions surtout pas sur les mots de la pièce afin qu’on ne les abime pas, mais qu’on explore toutes les facettes de l’imaginaire. Son adaptation de la nouvelle de Tchekhov est venue ensuite et on se rapproche de plus en plus du texte final. Nous sommes à moins de trois semaines de la première et nous n’avons toujours pas eu le droit d’apprendre une ligne. J’ai par exemple un monologue énorme de sept pages au milieu du spectacle que je ne peux pas apprendre ! Il veut d’abord qu’on analyse, creuse, mette nos propres mots dessus en remplaçant ceux de Tchekhov, excite notre imaginaire à un endroit qui nous brûle… Et Anatoli Vassiliev ne laisse rien passer !
Il vous pousse dans vos retranchements, vous cherche partout et tout le temps ?
Il débusque tout ce que nous fabriquons. Et un acteur fabrique beaucoup ! Nous faisons énormément semblant, même lorsqu’on affirme le contraire… Il est obsédé par ça, totalement intransigeant à cet endroit. Cela passe par la méthode russe, qu’il revendique. Le travail sur le corps est important avec un training quotidien qui se répercutera dans le spectacle avec une corporalité puissante. C’est comme un camp de rééducation : il part du principe que les acteurs aussi bons soient-ils, sont paresseux, ont des facilités, se laissent aller, ne travaillent pas suffisamment… Ce qui est vrai !
Finalement Anatoli Vassiliev met peu en scène la pièce jusqu’à maintenant. A-t-il déjà tout en tête ?
Il est à un moment de son chemin, comme Claude Régy ou Manoel de Oliveira, où il n’a plus grand chose à se prouver. La question de la mise en scène n’est pas ce qui l’intéresse le plus. Il a pensé à beaucoup de choses, le dispositif notamment mais là aussi, il sait être surprenant. Nous pensions qu’il avait tout en tête par rapport à nos précédentes expériences de travail avec lui. Mais il nous dit qu’il veut prendre plus de risques et donc pas tout construire avant, pour laisser de l’espace à ce qui va arriver, notamment une forme d’improvisation au plateau durant les représentations. Son envie est de nous donner une forme de canevas qu’il appelle la “composition” : il prend une scène et la divise en fragments. Le premier parle des rêves d’un homme qui veut partir à la campagne, le second de la liberté… C’est cette architecture détaillée qu’il nous demande de suivre. Nous sommes à la fois très cadrés et en même temps il ne veut pas nous diriger à proprement parler. Pas nous dire comment dire. C’est formidablement mystérieux.
Il a quelque chose en tête mais ne vous le livre pas ?
Tout à fait, c’est sa pédagogie, extrêmement perturbante. Au début, je ne comprenais rien ! Il égare, noie le poisson, donne des éléments pour que les acteurs se responsabilisent et qu’ils perdent leurs habitudes.
Anatoli Vassiliev parle d’une exploration du terrorisme et des convictions humaines…
Il a une connaissance pointue de Tchekhov et fouille dans tout ce qui a été coupé par l’auteur, ce qui procure pas mal de munitions, non présentes dans la version éditée, qui sont réinjectées dans le spectacle. Et derrière, il tire le fil du terrorisme, le cœur de la pièce pour lui. La figure de mon personnage et celle d’Orlov étant deux doubles de la même génération et de la même classe sociale : l’un a choisi le confort et la vie bourgeoise d’un haut fonctionnaire frivole, l’autre la protestation et le terrorisme. Finalement, la nouvelle raconte que les deux finissent au même point. L’inconnu renonce au terrorisme et veut vivre. Qu’est-ce que cela raconte de cette génération ? « Pourquoi sommes-nous tous si fatigués ? Pourquoi à l’âge de 30-35 ans avons-nous tout abandonné ? » demande-t-il. Cette question de l’engagement me parle tout particulièrement. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, un peu comme L’Inconnu, alors que politiquement j’étais quelqu’un de très activiste, j’ai choisi de privilégier la vie et le théâtre par rapport à mon engagement ?
L’Inconnu avance masqué, cachant sa véritable identité pour se faire embaucher chez Orlov, afin d’atteindre son père qui est un homme d’état, voire tenter de l’assassiner. Est-ce assumé dans la pièce ou plus ambigu ?
Anatoli Vassiliev assume très fortement un intérêt premier pour la question du terrorisme à ce moment-là de l’histoire russe. Nous avons dû lire Les Mémoires de Kropotkine (Anarchiste révolutionnaire dont la pensée inspira notamment Nestor Makhno, NDLR) et Le Cheval blême, journal d’un terroriste de Boris Savinkov. Il explique que Tchekhov ne pouvait pas écrire cela de façon plus visible à cause de la censure mais que c’est ce qu’il voulait raconter : la tentation de la terreur chez cette génération d’aristocrates et la fatigue qui en a gagné certains. Il ne me parle que de cela, tout le temps. Je joue un tueur, quelqu’un de dangereux, même si dans la nouvelle c’est adouci.
La scénographie envahit la salle Koltès dans des proportions inhabituelles…
Anatoli Vassiliev a voulu recréer le théâtre grec donc les sièges de l’orchestre ont été enlevés et nous avons reconstruit une sorte d’agora. Une grande toile indique Venise ou Saint-Pétersbourg. Ce sont ses intuitions, qui sont loin d’être faciles à réaliser car on pensait cela infaisable au départ, mais je trouve important de laisser de tels espaces de possibles. Plus personne ne veut produire des artistes comme lui, dit “difficiles”, en France. Ce qui est absurde : un grand artiste est, par définition, un peu difficile ! Ce sera une véritable expérience pour le spectateur, comme pour nous.
tns.fr
> Rencontre avec l’équipe artistique, samedi 17 mars à 14h30 à la Librairie Kléber (Strasbourg)
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