Amours chiennes
Pour sa nouvelle création au TNS, Stanislas Nordey s’empare du trio amoureux imaginé par Christophe Pellet. Erich von Stroheim met aux prises Emmanuelle Béart, femme d’affaires en pleine ascension, et deux hommes : Laurent Sauvage, acteur porno brûlant sa vie par les deux bouts, et Thomas Gonzalez, truquant la société dont il refuse les artifices. Amours crues, couples à géométrie variable, relations de pouvoir et fuites en avant. Interview en pleine création.
Dans la postface du livre de Christophe Pellet, Frédéric Vossier[1. Auteur de théâtre, conseiller artistique et pédagogique au TNS, il est aussi en charge de la conception éditoriale de la revue Parages] évoque un monde voué aux « passions tristes ». Y souscrivez-vous ?
Nous sommes au milieu des répétitions et notre regard sur la pièce évolue encore énormément. Lorsque nous avons commencé, la place de la sexualité semblait très importante alors qu’aujourd’hui, s’imposent les questions du couple, de l’engagement et du chemin durable du sentiment amoureux dans leurs possibilités ou impossibilités. Je m’interroge sur le “triste” de “passions tristes”. Ces trois personnages sont à un moment charnière de leur vie avec de multiples possibles devant eux, notamment trois formes de couple : Elle et L’Un, Elle et L’Autre, L’Un et L’Autre. Ce chemin, chez chacun d’entre eux, raconte quelque chose de nos chemins à tous. Pellet rend tous les jugements et regards possibles, laisse les choses les plus ouvertes. Il dit de son texte qu’il traite de la complexité des relations. Il convient donc de ne pas chercher à trop les dénouer. L’Un est acteur porno. Pour l’auteur ce n’est qu’un travail comme un autre, à l’instar d’Elle qui est une cheffe d’entreprise en pleine réussite. Seul le troisième personnage, L’Autre – double de l’auteur –, refuse les codes de la société. Il est ainsi voué à la disparition car, pour Pellet, être en dehors de la société condamne à une marge insoutenable, à devenir SDF ou totalement fou.
Si ce n’est la passion, la chair semble, tout de même, triste dans ce trio. Le sexe apparaît comme une fuite…
La chair n’est pas forcément triste (rires). Je fais très attention à ne pas rendre tout cela trop sinistre. À la tristesse, nous supplantons un côté âpre, violent et radical qui échappe à la dépression et la mélancolie. Avec Emmanuelle Béart, nous évoquons souvent Le Misanthrope car Elle développe un regard sur le monde proche de celui de Molière. L’horreur du couple installé est très forte chez Pellet. Nous essayons d’être acérés dans la question du corps et du sexe qui se joue à un endroit commercial pour l’auteur. En même temps, il est féministe car Elle échappe aux normes, met à distance le corps, retarde le passage à l’acte. Elle a le pouvoir ! À l’inverse, L’Autre est une espèce d’ange tout droit sorti de Théorème[2. Roman (Gallimard, 1978) et film (sorti en 1968) de Pier Paolo Pasolini dans lequel un personnage étrange change la vie des membres d’une famille bourgeoise en entretenant des rapports sexuels avec chacun d’entre eux] de Pasolini. Même allant au plus trash, dans la souillure des films X avec L’Un, ce dernier est fasciné par la capacité de L’Autre à rester pur. J’aime la tentative de la pièce de décliner différents rapports au corps pour qu’il réchappe d’un endroit attendu d’accomplissement. À ma première lecture, j’avais rejeté la pièce qui me dérangeait. Mais des mois après j’y suis revenu et le déclic est venu d’Emmanuelle Béart : nous voulions retravailler ensemble mais elle souhaitait quelque chose de dur. Ce huis clos lui a plu pour son côté coupant dans une écriture qui n’est qu’apparemment naturaliste. Pellet n’écrit pas pour qu’on montre des scènes de sexe mais pour les dire. Erich von Stroheim est une pièce sur le langage. Son intérêt se loge dans sa pauvreté à l’endroit du sexe.
Comment résolvez-vous les didascalies “Action” qui sont souvent des ellipses de scènes de sexe pur ?
Nous ne sommes pas encore décidés. En répétition, nous tentons beaucoup de choses, mettant à l’épreuve du plateau les idées les plus folles. Thomas Gonzalez doit à un moment donné se mettre à quatre pattes et faire une fellation à Laurent Sauvage. Nous avons essayé de le jouer avec sérieux, constatant très rapidement que ça ne fonctionnait pas du tout. Christophe Pellet nous met au défi en créant des espaces pour le metteur en scène et les comédiens dont nous devons nous saisir. Ces “Action”s en font partie. Elles ne doivent pas être illustratives mais marquer, évoquer, inviter aux frottements des corps. S’il avait voulu que les comédiens fassent l’amour sur scène, il aurait écrit “Les comédiens font l’amour”. En écrivant “Action”, il nous invite à nous en saisir. Cette pièce parle crument de sexe mais aussi du rapport amoureux, de la passion, de son absence. Nous avons dans l’idée de composer comme une partition musicale avec ces didascalies : “Action”, “Silence”, “Un temps”. De toute façon, comme chez Feydeau, l’écriture est diabolique de précision. Il nous faut inventer un rituel.
Les rapports de ce trio amoureux sont faits de dépendance : affective, de pouvoir mais aussi d’échappatoires (drogues)…
Je suis en effet frappé par la pertinence de Christophe Pellet par rapport au monde d’aujourd’hui. En travaillant, nous pensons tous à des gens que l’on connaît. Il parle avec acuité du monde du travail actuel et des déflagrations des hiérarchies dans notre société. Il est violent d’y trouver sa place pour chacun. Elle est dévorée par son boulot, L’Autre organise sa survie comme il peut. C’est dur mais beau à entendre. Tout ça tient en deux questions : quand se coucher, comme un boxeur, face à la violence de la société pour être tranquille, et comment résister pour rester soi-même ? En cela le parcours de L’Autre qui finit par s’évaporer et disparaître est tragique. Il gardait quelque chose de possible d’un chemin de traverse à travers champ.
Elle et L’Un finissent par vouloir se ranger dans un modèle tout à fait classique : un couple avec un enfant. Mais Christophe Pellet écrit aussi qu’un couple = un mort !
L’Autre disparaît mais un nouveau troisième, l’enfant, va le remplacer dans cette impossibilité d’être deux. L’Un en parle déjà comme un « petit soldat », surnom duquel il affublait L’Autre dans l’intimité. L’arrivée de cet enfant sera-t-elle une éclaircie ? Nul ne le sait… Pellet a clairement un regard pessimiste sur le monde et le couple, mais il se double d’une acuité dans ce qui est à l’œuvre : une relation de domination / possession très rare sur l’anatomie du rapport amoureux.
La famille et les racines des personnages sont souvent absentes. Leur enfance a d’ailleurs été soit maltraitée (viol de L’Un par son beau-père), soit épouvantée par la réalité du présent et donc à jamais tue…
La cellule familiale est totalement désintégrée. Nous parlons beaucoup aujourd’hui de la réinvention / désintégration – selon le point de vue où l’on se place – du modèle de la famille traditionnelle. Pellet fait l’holocauste de la famille : elle n’est plus possible et il ne peut que l’évacuer de cette histoire parlant de la terreur du couple et de l’engagement de longue durée car la famille serait l’enfer sur terre. D’ailleurs il n’en parle quasiment jamais dans son œuvre, ses personnages sont solitaires, perdus et sans repères. Si l’on était dans un film d’horreur, l’enfant à venir serait un démon prêt à sortir ! Tout s’effondre autour de ces personnages et ils se rattachent à ce qu’ils peuvent car ils n’ont pas de racines.
Qu’imaginez-vous comme décor et travail sonore ?
Une espèce de chambre, un lieu unique qu’on associe à l’intimité sans qu’il soit totalement réaliste. Il est fermé sur lui-même, sans fenêtre, enclos sur l’extérieur. Même si Elle et L’Un ont une activité sociale très forte, elle est sans ouverture. Le son sera, lui, très important. J’ai envie qu’une rythmique prenne de la place, créant un univers sonore constituant quasiment un quatrième personnage. Un chemin parallèle aux scènes permettant de les rythmer, d’en nourrir les ellipses et les enchaînements.
Et la référence au véritable Erich von Stroheim, comédien légendaire, mystificateur de génie et gueule du cinéma, la retrouverons-nous quelque part ?
Il était partout dans nos premières idées de scénographie ! Mais c’est un nouveau piège tendu par Christophe Pellet. Nous avons arrêté les essais de monocle, d’habiller tous les comédiens comme lui dans La Grande illusion de Renoir… Tout cela a disparu car il doit rester une énigme, comme le Rosebud de Citizen Kane, comme une trace les traversant.
Après Je suis Fassbinder et Incendies[3. Lire Je suis Falkbinder et Silence mes anges se réconcilient, respectivement dans Poly n°185 et Poly n°187], vous changez encore de registre…
Oui et ce n’est pas un hasard, j’ai envie que le public voit un travail totalement autre. De la frontalité avec l’actualité de Je suis Fassbinder au récit épique de la pièce de Wajdi Mouawad, nous passons, avec cette création à un huis clos intimiste et minimaliste autour du récit amoureux…