Amicalement vôtre
Strasbourg bouge. Claude Denu & Christian Paradon contribuent largement à modifier son visage. Projet d’ampleur révélateur du travail du tandem d’architectes : l’îlot du Printemps avec le futur bâtiment où s’installera Primark.
Denu & Paradon sont des noms qui vont très bien ensemble. Depuis 1980, ces architectes – qui se sont rencontrés à l’Ensas– sont indissociables et leurs prestigieuses réalisations peuplent le Grand Est : la salle de musiques actuelles La Rodia à Besançon, l’équipement de loisirs L’Axone labélisé Zénith à Montbéliard, l’ancienne Manufacture des tabacs transformée en logements à Metz ou la Pharmacopée, à la fois ouverte sur l’extérieur et protégée, dans le quartier des institutions européennes à Strasbourg. Dès ses débuts, le duo, également auteur de la reconversion des anciens Haras strasbourgeois ou du nouveau Point d’eau d’Ostwald, voit les choses en grand : sa première collaboration (en compagnie de deux autres diplômés de l’Ensas) consistait en la transformation du garage Mercedes-Benz de la rue du Fossé des Treize en habitations (la bâtisse est aujourd’hui détruite et remplacée). « Un exercice complexe » se rappellent les architectes qui ont dû faire preuve d’une sérieuse « maîtrise d’échelle », optant pour un habillage de façade sobre, mais métallique afin d’accrocher la lumière, peu présente dans cette rue. Complémentaires, Denu est le “gestionnaire” (suivi de chantiers…) et Paradon, le “concepteur”. Le premier résume : « Christian a une impressionnante faculté d’abstraction : l’idée qui émerge est toujours d’une extrême justesse », affirme celui qui met également ses qualités organisationnelles et sa « mémoire d’éléphant » au service de la Maison européenne de l’Architecture – Rhin supérieur (MEA) dont il assure la fonction de secrétaire général.
Contre-culture vs Art du compromis
Le duo qui s’est forgé une identité culturelle à la fin des sixties, partage des affinités pour « une époque foisonnante et créative », la poésie musicale des Doors et de Bob Dylan en bande-son. Claude Denu se souvient : « Nous étions tous les deux totalement plongés dans les Stooges ou Tom Waits et j’étais très impliqué dans un journal underground, le théâtre de rue ou l’organisation de concerts. Il y avait aussi Warhol qui trainait dans nos têtes. » Y a-t-il des insoumis, de la trempe d’un Jim Morrison, dans l’archi ? Christian n’en connaît qu’un, fictionnel, Le Rebelle incarné par Gary Cooper dans le film de King Vidor (1949) : l’architecture est avant tout un domaine pragmatique, apportant des réponses rigoureuses à des besoins précis, des solutions adaptées qui se construisent au fil d’un long processus et d’une fine analyse. Reste que, selon Christian Paradon, il s’agit aujourd’hui d’« un domaine branché » et attractif pour une génération qui s’exprime partout dans le monde via des réalisations « de grande qualité » et un média croisant des problématiques esthétiques, sociales, économiques ou techniques…
Le Printemps strasbourgeois
Leur agence a été choisie pour le programme de restructuration de l’îlot du Printemps, vaste ensemble en partie détruit, remodelé, transformé. Si Christian Biecher a signé la belle enveloppe plissée du grand magasin, Denu & Paradon coordonnent un projet faisant cohabiter habitations, bureaux et commerces (H&M, Uniqlo). Liaison entre la place de l’Homme de fer et le quai Kellerman, cet ensemble longeant la ligne de Tram, rue du Noyer, frappe par ses façades « non lisses », rythmées par des loggias plus ou moins profondes et des lignes à la verticalité que l’on qualifierait volontiers de néo-classique. Claude Denu acquiesce : « On peut parler de classicisme rhénan. Il ne s’agit pas d’une bâtisse démonstrative, mais sobre et contemporaine, hors mode. C’est compliqué d’être sobre ! » Un gros nounours façon Haribo, réalisé par Antoine Halbwachs et Christophe Wehrung, sorte de Winnie l’ourson un peu boudeur, vient perturber la rigueur architecturale de deux bâtisses accolées, largement ouvertes sur l’extérieur grâce à de nombreuses baies vitrées.
Dans la continuité de cet ensemble s’élèvera un bâtiment – abritant Primark – situé sur le quai en lieu et place du parking du Printemps aujourd’hui rasé. Une bâtisse bénéficiant d’une perspective très dégagée et donc très en vue, devant non pas se fondre, mais s’intégrer dans un contexte urbain patrimonial. Ainsi, ce « gros morceau » de 20 mètres de haut pour 70 de long répondra aux constructions environnantes grâce à sa façade « découpée en modules » reprenant les volumes des édifices voisins du XIXe siècle. 5 700 m2 de surface de vente sur quatre étages (et un dernier avec logements et espaces verts) et un parking de 167 places en sous-sol. Un grand magasin comme celui-ci nécessite de créer un espace qui enveloppe sa clientèle dans un univers, donc peu ouvert sur l’extérieur. L’immeuble de l’enseigne irlandaise de prêt-à-porter sera recouvert d’un claustra, sorte de store vénitien en aluminium laqué. Ce bâtiment imposant mais surtout pas massif, d’une « grande pureté », verra le jour à l’été 2019. On imagine déjà les rayons du soleil frappant sur sa seconde peau nacrée, diffusant une lumière cuivrée dans l’atmosphère de cette porte d’entrée de la Grande île strasbourgeoise. Claude Denu : « Soyons humbles, les architectes participent à l’amélioration de notre cadre de vie, ils ne révolutionnent pas le monde. »
26 rue Jeanne d’Arc (Strasbourg) Visuels de Denu & Paradon / Photo de l’îlot du Printemps de Christophe Bourgeois