Star dans son pays, la rappeuse Alyona Alyona utilise sa voix pour dénoncer l’invasion russe et défendre l’identité ukrainienne. Rencontre, via Telegram, avec une artiste engagée.
D’où nous parlez-vous en ce moment ?
D’une petite ville de l’Ouest de l’Ukraine, chez mon petit ami, mais je ne vis plus dans le pays à l’année. Aujourd’hui, je partage mon temps entre la Pologne, l’Ukraine et le reste de l’Europe.
À quoi ressemblent vos journées depuis un an ?
Figurez-vous que, la semaine dernière, j’étais à Kiev pour des interviews télévisées et des tournages YouTube ! Je me serais crue en 2021 : c’était totalement surréaliste, extraordinaire même, car, bien entendu, la normalité d’autrefois est aujourd’hui l’exception. Depuis février 2022, la réalité a radicalement changé : tout est ralenti. Ma personnalité aussi s’est transformée. La jeune femme au caractère bien trempé, allergique aux tâches domestiques, ressent à présent le besoin de mitonner des petits plats et de se blottir dans les bras de son bien-aimé : je me suis construit un safe space à moi.
Comment la situation affecte-t-elle votre état mental ?
Elle oblige à revenir à l’essentiel : la relation à l’autre. Nos vies reposent désormais sur la solidarité et l’entraide. Elle a aussi renforcé le sentiment de fierté nationale chez les Ukrainiens, qui se sont reconnectés à leur véritable histoire – et non plus au récit soviétique qu’on nous en faisait. La guerre avec la Russie est venue confirmer le mouvement – initié en 2014 avec la révolution de Maïdan – de réappropriation par le peuple de sa culture et de son identité. Nous avons ouvert les yeux, et nous ne nous laisserons plus aveugler !
Dans les premiers jours du conflit, vous avez mis en ligne Molitva, morceau lyrique, qui contraste avec votre univers habituel. Comment est-il né ?
Il est vrai que j’avais habitué mes fans à des flows plus incisifs. [Rires] Mais quand les combats ont éclaté, une fois le choc et la colère passés, il a fallu se rendre à l’évidence que cette nouvelle réalité était là pour durer… C’est alors la tristesse qui nous a tous emportés. J’ai écrit Molitva comme un poème en forme d’oraison. Je ne suis pas très religieuse, mais j’ai ressenti la nécessité à l’époque de m’unir à mes concitoyens dans la prière, pour y trouver du réconfort.
Il y a aussi Ridni Moi, qui compte des millions de vues sur YouTube…
C’est une chanson sur la nostalgie des réunions de famille. En Ukraine, Pâques est un moment très important de l’année. J’ai écrit ce titre en pleine pandémie, lorsque le virus nous empêchait de nous retrouver pour célébrer cette fête ensemble. À présent, la chaise vide dont je parle dans ces lignes renvoie au frère mort au combat, au parent resté en zone occupée, à l’ami exilé en Europe…
On est loin de vos thèmes habituels…
En effet. Jusque-là, je parlais surtout des problèmes quotidiens de la jeunesse, entre peur de l’avenir et petites galères : mes craintes en matière d’écologie, le harcèlement scolaire… Avec toujours, dans mes morceaux, quelque chose de l’ordre du girl power, d’un message positif sur l’affirmation de soi, de son apparence, de sa culture et de ses racines.
Nombre de vos succès (notamment Ribki et Pushka-Pishka) s’inscrivent dans la mouvance body positive. En quoi est-ce important de porter ce message ?
En Ukraine, le mouvement en faveur de l’acceptation de tous les types de corps doit représenter à peine 1 % de la population. C’est très dur de ne pas correspondre aux canons en vigueur en matière de beauté. Mais on y travaille ! Grâce, par exemple, à TikTok ou à certains programmes télévisés, les messages sur l’acceptation de soi se diffusent peu à peu. Les questions féministes sont un autre grand enjeu de société, en particulier dans les campagnes. Il y a encore tellement de choses à dénoncer… je ne suis pas prête d’arrêter le rap ! [Rires]
Votre rôle en tant que musicienne a-t-il changé depuis la guerre ?
Bien sûr. Avant, mon seul objectif était que ma musique, chantée en ukrainien, rencontre le plus large public possible. Je me considérais comme une ambassadrice de notre culture. Aujourd’hui, ma voix sert à attirer l’attention sur mon peuple, à sensibiliser l’Occident à notre cause, à l’appeler à l’aide.
Avez-vous rappé dès le départ dans votre langue maternelle ?
Non. Il y a dix ans et plus, chanter en ukrainien – considéré comme ringard, rustique, etc. –, c’était le flop assuré. Le russe était plus “moderne”. Le réseau social le plus populaire était VKontakte, pas Facebook… Maïdan a changé cela, permettant l’essor d’une scène rap militante en ukrainien.
Des projets ?
Je n’en fais plus. La seule chose que je sais, c’est que quand la guerre sera finie, l’Ukraine toute entière devra faire un “reboot” si elle veut avoir une chance d’intégrer l’Union européenne. Pour cela, il faudra en finir avec certaines de nos mentalités… et reconstruire l’industrie musicale du pays !
À la Kaserne (Bâle) vendredi 17 mars
kaserne-basel.ch