À l’ombre des jeunes filles en pleurs
En portant à la scène un court roman d’Anna Seghers, dans un fulgurant monologue, Hervé Loichemol propose un aller retour, où les repères sont brouillés, entre l’Allemagne de 1943 et de 1913. Du bonheur sans nuages à l’absolu effondrement.
Réfugiée au Mexique pour fuir le nazisme, Anna Seghers (1900-1983) écrit L’Excursion des jeunes filles qui ne sont plus en 1943. Dans ce texte, la future présidente de l’Union des écrivains de la RDA se souvient d’une journée radieuse, trente ans plus tôt, sur les bords du Rhin. Elles s’appelaient Leni, Lore, Nora, Ida, Sophie… Elles étaient quinze adolescentes allemandes comme les autres, se promenant, sous la houlette de leur institutrice qui leur avait demandé d’écrire une rédaction sur cette parenthèse enchantée dans le soleil printanier, du côté de Mayence. C’est ce que (re)fera l’auteur, des années plus tard, redevenue Netty Reiling dans ces pages où se mêlent les temporalités et où les existences s’esquissent, fracassées par une Histoire impitoyable. Exit l’excursion idyllique baignée de soleil. Il est possible de lire leur avenir sur les visages de ces jeunes filles en fleurs. L’une mourra dans un camp, l’autre se suicidera de désespoir, la troisième intègrera la NS-Frauenschaft… Toutes seront emportées, fragiles fétus de paille, par la violence, la douleur et les larmes d’une Europe embrasée par le troisième Reich.
Avec la complicité de Seth Tillett (création lumière, scénographie, costumes), Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de Genève, s’est emparé de cette longue nouvelle, laissant le soin à une seule comédienne de donner vie à tous ces destins. Séduit par sa « présence en scène sidérante », il a choisi Caroline Melzer qu’on est plus habitués à entendre à l’opéra , après l’avoir vue chanter un Lied de Schubert en bis d’un récital donné à la Comédie de Genève : « C’était un instant bouleversant. Je cherchais alors quelqu’un pour ce monologue et me suis alors dit qu’elle serait idéale. » Le texte a séduit le metteur en scène parce qu’il ressemble « à une métaphore éblouissante de l’histoire de l’Allemagne du début de la Première Guerre mondiale au milieu de la Seconde. À travers ces destinées individuelles, il est en effet possible de percevoir la tragédie collective. C’est comme si Anna Seghers, en confrontant les deux époques, nous montrait son envie de retour au pays natal, tout en expliquant de manière crue que ce retour est impossible. Elle nous parle de nostalgie dans son acception étymologique, une “maladie du retour”. »
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