À bout de souffle
La directrice du Théâtre national de Strasbourg, Julie Brochen, réunit les comédiens permanents de sa troupe et des élèves de l’École[1. Cinq comédiens et deux élèves des sections mise en scène et dramaturgie du Groupe 39 de l’École, actuellement en troisième et dernière année] dans sa nouvelle création : un Dom Juan provocateur, insolent et séducteur.
Julie Brochen a choisi de « gravir un des sommets » qui la « tourmente » : le Dom Juan de Molière. Malgré la censure subie un an auparavant avec Tartuffe, le grand dramaturge français ne se démonte pas et livre en 1665 un pamphlet sur la liberté, pourfendant les mœurs de l’époque (mariage, noblesse…), le respect et la domination du clergé. Les censeurs ne s’y trompèrent d’ailleurs pas, coupant dans le texte dès les premières représentations. Paradoxalement, ce n’est pas la figure de séducteur invétéré et libertaire de Dom Juan qui excite la metteuse en scène strasbourgeoise, mais celle d’Elvire, l’une de ses conquêtes qu’il enlève du couvent dans lequel ses parents l’ont placée. Il lui promet mariage et amour avant de l’abandonner sans ménagement, comme les autres. « Elvire est dans ma chair, comme une blessure enfantine et orgueilleuse à laquelle je devais revenir », confie-t-elle. « Elle est très intelligente mais dans un embarras d’éducation. Son couvent lui met une ceinture de chasteté en métal qui l’empêche d’accéder à la sensation, à l’intelligence de l’émotion. » L’attitude de Dom Juan à son égard entraînera le courroux des frères de la belle qui se lanceront à sa poursuite, bien décidés à laver cet affront. Ce rôle clé, Julie Brochen le confie à Muriel Inès-Amat, comédienne permanente de la troupe du TNS. À elle d’incarner cette figure totalement tragique qui peut, selon Louis Jouvet, être une représentation de la Vierge Marie. « Difficile de l’imaginer comme une sainte » pour Julie qui voit plutôt une « jeune fille socialement excisée ». La comédienne puise quant à elle dans une palette de sentiments très intenses car « Elvire n’est que dans l’amour, de Dieu ou de Dom Juan, et elle découvre brutalement le désespoir et l’humiliation par la faute de ce dernier. »
« Grand seigneur méchant homme »
Dans l’espace Klaus Michael Grüber, le public est placé des deux côtés du plateau devenu une sorte d’arène. Dom Juan est un homme traqué, insaisissable qui court au devant de sa propre perte avec brio et éloquence, ne se dérobant à aucune provocation, aucun duel. La mise en scène épurée – un damier recouvert pour partie de terre et des box d’écurie – fait la part belle à deux superbes chevaux en fer forgé, posés sur des socles et déplacés sur des rails. Pour la première fois depuis bien longtemps, la distribution mélange élèves de l’École, comédiens permanents et fidèles des créations de Julie Brochen, offrant des grands écarts incroyables : Mexianu Medenou (Dom Juan, lire son interview), actuellement en dernière année avec le groupe 39, donne ainsi la réplique à André Pomarat (Dom Louis, son père), issu de la première promotion de l’École (entrée en 1954). Pour souder cette équipe, les répétitions ont commencé par une semaine de chant : le Requiem de Mozart accompagné au piano, ou encore Monteverdi. Une manière de soutenir la tension émotionnelle provoquée par les déflagrations du « poison que Dom Juan sème chez les gens qui l’entourent ». Et Julie de poursuivre : « Si son fidèle Sganarelle est obligé de le suivre, Dom Juan brouille les cartes. C’est un Jacques Dutronc puissance mille ! Pas un gentleman cambrioleur ou un “j’aime les filles” un peu dandy, mais quelqu’un qui retourne sa veste ostensiblement, en le disant droit dans les yeux ! » Dans notre époque proscrivant toute irrévérence, elle rappelle que « le fou du roi n’a jamais été aussi important. Or, Molière vivait dans une censure totalement sarkozienne. Et le Molière d’aujourd’hui, qui est-ce ? »
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