Faire abstraction

Ludus Martis, 1938, tedelijk Museum, Amsterdam, c/o Pictoright Amsterdam 2004

La Fondation Beyeler nous emporte dans La Dimension abstraite de Paul Klee, un voyage rythmé par des formes géométriques élémentaires, d’étranges signes typographiques et une couleur souveraine.

Avec vingt références, Paul Klee est, avec Pablo Picasso, l’artiste le plus représenté dans la collection constituée par Ernst Beyeler (1921-2010) : c’est à lui – dont il avait négocié quelques 570 œuvres aux cours de sa carrière – qu’il consacra sa première présentation dans la Bäumleingasse de Bâle, en 1952. Le peintre a ainsi acquis une place particulière dans les salles de la Fondation : après une exposition dédiée à son œuvre tardif (2003), en voilà une seconde arpentant, et c’est une première, sa Dimension abstraite avec un parcours se déployant dans sept salles. Il est composé de 110 toiles, aquarelles, dessins, etc. choisis avec soin par la commissaire Anna Szech, dont le dénominateur commun pourrait se résumer en une définition donnée par l’artiste en 1915 : « Abstraction. Le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. »

Lumière & couleur

En avril 1914, le voyage en Tunisie de Paul Klee avec ses deux amis, Louis Moilliet et August Macke, est fondateur. « La couleur me possède. Nul besoin de chercher à la saisir. Je suis à elle pour toujours, je le sais. Voilà le sens du bonheur : la couleur et moi, nous ne faisons qu’un. Je suis peintre », écrit-il dans son journal, au retour. En témoigne Dans le désert (1914), aquarelle où se fondent réminiscences de son séjour parisien – affleure en effet le cubisme de Braque ou Picasso – et éblouissement devant la lumière de la Méditerranée. Assemblage de carrés, de rectangles et de triangles, cette composition illustre le caractère éperdument libre de l’abstraction de Klee qui ne se fondra jamais dans le carcan d’un quelconque courant. Les œuvres de guerre de l’artiste – auxquelles une exposition est dédiée à Berne (voir page suivante) – sont un moyen de rendre compte d’un monde en pleine explosion et de s’en détacher dans le même mouvement qui l’entraîne au-delà du figuratif. Suivent les éblouissants damiers de l’époque Bauhaus, où il enseigne dix ans de 1921 à 1931, comme Arbre en fleur (1925) qui rappellent De Stijl, mais un De Stijl fluide et libéré de toute contrainte dogmatique. Paul Klee se meut souvent dans un entre-deux où la figuration n’est jamais éloignée, que ce soit dans les superpositions chromatiques d’un Figuier (1929) qui ressemble à un éblouissant puzzle de couleurs et de surfaces à l’aspect organique ou avec Château 1 (1923) dont l’assemblage de formes géométriques élémentaires crée une angoissante bâtisse aux allures kafkaïennes.

En Fleur, 1934, Musée des Beaux-Arts de Winterthour, legs de M. et Mme Emil et Clara Friedrich-Jezler, 1973 Photo : © Institut suisse pour l‘étude de l‘art, Zurich, Philipp Hitz

Signes et tracés

Dans les trois dernière salles, sont accrochées des pièces tardives, ces années extraordinairement fécondes où est élaboré un style tout en « tracés rectilignes noirs », résume l’historien d’art Will Grohmann, et en fonds tantôt lumineux et francs, tantôt estompés. Entre 1937 et 1940, c’est de ce contraste, souvent cru, que naît la densité tragique d’une peinture qui s’embarque dans un voyage intérieur onirique, retranscrivant des impressions au moyen de barres noires et torturées ressemblant à d’immenses hiéroglyphes qui disent le monde et son mystère comme Sorcières de la forêt (1938) : les entrelacs oniriques existent en tant que formes autonomes, mais font également sens. La figuration pointe à nouveau le bout de son nez puisqu’on discerne une femme nue avec ses jambes, ses seins et son sexe. Elle semble danser : à peine l’œil a-t-il saisi le mouvement que la créature a déjà disparu dans un indéchiffrable lacis. Apparition et disparition. Le même (en)jeu est présent dans Sans titre (Grilles et lignes serpentines autour du T) : un visage se révèle furtivement dans des circonvolutions d’une variation de rouges où apparait la lettre T. Nous sommes en 1939 et malgré la douleur physique d’un homme atteint d’une incurable sclérodermie et la souffrance intérieure d’un artiste voué aux gémonies par les Nazis, ses œuvres sont nimbées d’une surprenante sérénité : dans le souriant Sans titre (Captif, En deçà-Au-delà) peint quelques mois avant sa mort, Paul Klee semble ainsi d’un absolu calme. On se souvient alors des phrases écrites par le peintre quelques années auparavant, dans Théorie de l’Art moderne, qui éclairent cette exposition de lumineuse manière : « L’Art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole du cosmos. »

 À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 21 janvier

fondationbeyeler.ch 

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