Ainsi vibre le monde
La sixième édition des Vagamondes, festival des cultures du Sud, ébauche les lignes de mutation de l’espace méditerranéen, toujours au cœur de conflits et de déplacements. Tour d’horizon.
Avec sa rétrospective, elle pourrait être le symbole d’un événement né juste après les Printemps arabes. Elle, c’est Cristina de Middel, photographe dont vous connaissez sûrement la série The Afronauts, rendant hommage au délire zambien de conquête de l’espace dans les années 1960. Un rêve très sérieux, né juste après l’indépendance, qui visait à devancer Américains et Soviétiques sur Mars ! Le tout capote, faute de subventions accordées par l’Unesco et est oublié. L’artiste espagnole revisite à partir d’archives et de son imagination l’épopée avortée. À La Filature, elle plonge dans l’intégralité de son œuvre, telle que stockée et accrochée dans son atelier donnant corps à Muchismo. Une superposition par bribes, regroupements et inspirations, de séries disparates réalisées aux quatre coins du globe. Du quartier de Makoko au Nigéria, au centre de Lagos immortalisé derrière les vitres teintées d’une voiture, en passant par la Sharkification rendant compte des communautés de Rio de Janeiro à l’instar d’une barrière de corail délimitant les espaces des simples poissons et ceux des gros prédateurs… Cristina de Middel s’attache aux fractures du monde et à leurs complexités.
Hors des ténèbres
Depuis le début du conflit syrien, rares sont les opportunités d’en voir les artistes. Dans X-Adra, dont la création est à Mulhouse (10 & 11/01, La Filature), Ramzi Choukair donne voix à des militantes de l’opposition à Hafez el-Assad et à de jeunes activistes, enfermées dans les geôles de Bachar ou de son père pour leurs aînées. Forcées à l’exil en Europe, « elles avouent leurs rêves, leurs espoirs avant d’être emprisonnées, puis pendant et après », confie le metteur en scène. « La dramaturgie naît de là, liant les récits des unes et des autres. » Fruit de résidences dans lesquelles toute l’équipe vivait ensemble, ce théâtre documentaire est l’un des rares espaces où les femmes se racontent avec leur propres mots, qu’il était important de conserver. En parlant des autres, c’est leur réflexion sur la vie, la mort, la liberté et la nécessité de lutter pour la retrouver qui se dévoile. Un travail d’agencement et de théâtralisation conservant la force des témoignages et insiste sur le rôle des femmes dans la révolution syrienne. « Elles ont commencé à prendre une place plus grande dans la société, mais la dictature et le radicalisme religieux ont contraint tout cela. Il convient que les hommes reconnaissent et défendent l’engagement de ces femmes… » Un spectacle déclencheur de consciences autour de l’héritage de la tradition et de la religion, mais aussi des évolutions en termes d’éducation à apporter pour bouger les lignes, encore et toujours.
Politique du corps
Parmi les seize autres propositions des Vagamondes, nous ne pouvons que vous recommander l’adaptation du roman d’Orhan Pamuk, Neige* par Blandine Savetier (19 & 20/01, La Filature). Une immersion politique dans l’Est de la Turquie, sur les traces de K, poète exilé s’intéressant à de mystérieux suicides de jeunes femmes voilées, autant qu’à son amour de jeunesse. Le prix Nobel de Littérature 2006 y donne voix à toutes les forces en présence dans la Turquie contemporaine : salafistes, conservateurs, kémalistes… Les trajectoires se croisent et éclairent la complexité actuelle de mêler politique et religion, rigorisme et ouverture, répression et droit-de-l’hommisme. Dans un autre genre, Romeo Castellucci nous immerge dans ses visions inspirées De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (25 & 26/01, La Filature). Des rituels anciens où la force des images convoque la puissance de la transcendance, quand le dénuement des mots laisse place à l’imaginaire. L’Italien œuvre encore et toujours à toucher l’âme. Une démarche pas si éloignée du VASISTAS theatre group. La compagnie grecque s’empare de La Divine Comédie (16 & 17/01, l’Espace 110) avec un quatuor à cordes pour composer une inoubliable traversée des cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Une scénographie sculptée par la lumière avec toile découpée et instruments pour des interprètes juchés sur des rollers… Enfin, ne manquez pas l’hommage à Fela Kuti de Serge Aimé Coulibaly. Le chorégraphe de Kalakuta Republik (13/01, La Filature, puis les 17 & 18/04, Pôle Sud) s’empare de la fièvre afrobeat du créateur de cette république utopique et indépendante au Shrine, son club à Lagos. Les vibrations du saxophone se répandent au plateau et animent des corps habités par une rage hypnotique, une envie de révolution esthétique et politique. Aussi sensuel et engagé que Fela, l’avant-garde africaine se déploie ici dans tous ses excès, ivre de liberté, de sexe et d’alcool. Jubilatoire !
> Muchismo, exposition à la Galerie de La Filature, du 11 janvier au 11 mars et conversation entre Cristina de Middel et le critique d’art Christian Caujolle, mercredi 10 janvier à 18h
* Lire La Patrie ou le voile, interview avec la metteuse en scène dans Poly n°195