Naufrages du temps présent
Dans Grensgeval (Borderline), Guy Cassiers & Maud Le Pladec s’emparent des mots incisifs d’Elfriede Jelinek autour du sort des migrants. Entre défaut de compassion et silence coupable.
Poursuivant son intérêt pour l’histoire de l’Europe et la manière dont la politique et le langage ont façonné notre continent (La Trilogie du pouvoir, L’Homme sans qualités, Les Bienveillantes…), Guy Cassiers plonge dans la matière corrosive des Suppliants de la prix Nobel de Littérature Elfriede Jelinek. En recomposition permanente par le biais du blog de son auteure, ce texte âpre, sans personnages ni dialogues apparents, brosse le portrait peu flatteur d’un continent échoué sur les rives d’un humanisme l’ayant extirpé des plus meurtriers conflits du monde. Quatre acteurs blancs commentent le désastre en avant-scène, leurs visages projetés en gros plans déformés et mouvants sur des écrans géants – une des “signatures” plastiques du metteur en scène flamand –, tandis que seize danseurs, eux aussi quasi exclusivement blancs, ploient sous le poids d’immenses poutres de bois. Ainsi débute ce Grensgeval (Borderline) en trois parties, comme autant de stations d’un chemin de croix.
De la périlleuse traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune commentée froidement et sans retenue par des occidentaux nés du bon côté du rivage, jusqu’à leur face-à-face avec ces réfugiés – hommes, femmes et enfants – à demi noyés au milieu d’angoisses et de préjugés attisés par les nationalistes de tout poil et leur logorrhée victimisante faisant planer la fausse menace d’un envahissement et d’un abscons grand remplacement. Dénonçant notre immobilisme et notre coupable indifférence, Jelinek oscille, en ruptures renforçant la violence d’une langue froidement crue, entre sentiment de compassion et rejet total, racisme primaire aussi exacerbé que furieux et sanglots étranglés de désespoir. Par touches sensibles, Maud Le Pladec a travaillé une chorégraphie toute en retenue, roulements d’épaules et gestes économes mais non moins collectifs formant une présence physique silencieuse. Pas à pas, ils sont là, ils sont nous, dans un perpétuel aller-retour d’identification / distanciation pour le public s’accompagnant d’un noir de plus en plus profond sur le plateau. Impossible de ne pas prendre décemment pour soi le rejet rageur initial du quatuor comme leur immersion finale dans la peau des réfugiés. Fantasmes et valeurs, marasme et peurs se mélangent dans la douleur…