Fiat lux
Adapté de l’ouvrage du Nobel de Littérature Elfriede Jelinek, Kein Licht est une réflexion théâtrale et musicale sur la catastrophe de Fukushima. Rencontre avec le compositeur Philippe Manoury autour d’un ouvrage éclairant notre époque, nonobstant son titre.
Pour qualifier Kein Licht (“pas de lumière”), vous utilisez le néologisme de Thinkspiel pour acteurs, chanteurs, musiciens et musique électronique en temps réel : que recouvre cette appellation ?
C’est évidemment un clin d’œil au Singpsiel, puisque voix chantée et voix parlée – qui n’est à mon sens qu’une voix chantée chaotique – alterneront, mais nous avions surtout envie, avec le metteur en scène Nicolas Stemann, de créer une forme de représentation donnant à réfléchir. Le texte de Jelinek est un dialogue entre deux protagonistes, A et B. Il n’y a pas d’histoire à proprement parler, simplement deux personnes développant leur pensée dans une situation donnée. Pour résumer, c’est un théâtre d’idées, mais auquel nous devons donner une forme dramatique.
Après La Nuit de Gutenberg1, vous poursuivez votre réflexion sur les codes de l’opéra et allez plus loin dans leur dynamitage…
Nous n’avons pas travaillé de manière traditionnelle : le compositeur écrit une musique sur un livret, puis le metteur en scène s’empare de l’ensemble. Je ne suis pas arrivé avec une partition achevée, mais l’ai conçue comme une structure malléable prenant la forme de modules séparés que nous sommes en train d’ordonner dans une trame dramaturgique pour laisser le théâtre entrer dans la musique. Il s’agit d’une invention en commun avec Nicolas Stemann : aujourd’hui2, c’est encore un work in progress.
Vous parliez de la situation où se trouvent les deux protagonistes : est-ce une catastrophe nucléaire, comme dans le livre de Jelinek, écrit après Fukushima ?
Même si c’est la notion plus générale de catastrophe qui nous a intéressés, le contexte est nucléaire, effectivement. Nous plongeons dans l’avant et dans l’après, interrogeant le public : sommes-nous prêts à consommer moins d’énergie ? Quelles réactions sont possibles face à la catastrophe ? Comment évaluer les dangers du nucléaire ? À ce sujet, nous avons rencontré le physicien Sébastien Balibar pendant les répétitions, un défenseur de la filière nucléaire qui considère qu’elle est le meilleur rempart contre le réchauffement climatique et pense que les énergies fossiles font plus de dégâts. Nous allons aussi voir un scientifique qui pense le contraire. Sans parti-pris, Kein Licht montre les contradictions du monde actuel et les débats d’idées qui le traversent.
À vous écouter, on a le sentiment que l’électricité est le troisième protagoniste de l’ouvrage…
Clairement, oui. Peut-on faire l’économie de l’électricité et de la technologie qu’elle fait naître ? C’est une question que je pose au public, mais aussi à moi-même et à ma musique qui en est tributaire. Aux deux tiers du spectacle, nous installons un blackout complet : plus de lumières, plus de sons électroniques… La musique redevient acoustique, puis, peu à peu, l’électricité revient.
Comment vous êtes-vous emparés du texte d’Elfriede Jelinek ?
C’est un “texte palimpseste” rempli de références et de citations de Luther, de Goethe ou de Mörike. J’ai dégagé des thématiques récurrentes : le vent, l’énergie, l’eau polluée, les animaux… Puis décidé de consacrer des modules musicaux séparés à ces leitmotivs. Ils possèdent chacun leur propre identité sonore : le module n°5, par exemple, est une Kerzenmusik (musique de chandelles) évoquant l’absence de courant après la catastrophe.
Cet opéra non linéaire est en phase avec l’époque…
Il reflète une réalité en tout cas : aujourd’hui, chacun prend connaissance du monde de manière non linéaire. On ne lit plus un article du début à la fin, par exemple : Internet, radio, télévision, presse écrite… Il s’agit de reconstituer soi-même la linéarité à partir d’une information fragmentée. Kein Licht est un reflet de cela.
À l’Opéra Comique (Paris), du 18 au 22 octobre Au Grand Théâtre (Luxembourg), mercredi 22 et jeudi 23 novembre > Au cours du festival Musica, on pourra aussi entendre Ring première pièce de la trilogie Köln (23/09) et Last de Philippe Manoury – festivalmusica.org > Rencontre avec Philippe Manoury et Nicolas Stemann au Club de la presse (21/09, 18h) – club-presse-strasbourg.com
1 Voir Poly n°142 ou sur poly.fr
2 L’entretien a été réalisé un mois avant la création de Kein Licht à la Ruhrtriennale (25/08) – ruhrtriennale.de
sur la musique
Dans la collection regroupant les leçons inaugurales données au Collège de France, Philippe Manoury – qui y occupa la chaire de Création artistique au cours de la saison 2016 / 2017 – vient de faire paraître L’Invention de la musique. En une soixantaine de passionnantes pages, le compositeur livre une réflexion sur la matière sonore et la forme musicale qui donne un éclairage essentiel sur son œuvre.
Paru chez Fayard (12 €)