Et la mort n’aura pas d’empire
Avec Tarkovski, le corps du poète, le nouveau directeur du Théâtre du peuple de Bussang, Simon Delétang, s’attaque à l’œuvre et à la vie d’un des monstres sacrés du cinéma du XXe siècle.
Tarkovski vous tiraillait depuis longtemps…
Cela me démangeait déjà à Lyon où j’avais une envie folle de faire un spectacle, seul à une table au Théâtre de L’Élysée sur ses écrits. Mais cette idée n’était pas suffisante pour une telle matière. Les détonateurs de la création de cette année sont variés : ma rencontre en 2012 avec l’auteur Julien Gaillard et surtout la certitude d’engager Stanislas Nordey à la même époque. Il m’avait donné son accord, mais c’était avant que son planning ne devienne encore plus fou qu’avant son arrivée au TNS !
Vous aviez déjà tourné autour des pensées et de l’œuvre d’un grand créateur avec une pièce à partir d’entretiens d’Heiner Müller1. C’est la même envie ici ?
Je voulais alors me confronter à une époque, un pan de la création théâtrale allemande. Mais Tarkovski n’a pas le même humour et surtout pas la même théâtralité, même s’il a monté un Hamlet. Les deux sont morts d’un cancer, ce sont donc des récits de fin de vie, seul face à la maladie et la mort à venir. Mon Tarkovski sera une mise au tombeau symbolique.
À quel endroit théâtral le cinéma du maître soviétique vous questionne-t-il ?
C’est le poète de l’image qui m’intéresse, celui qui excède son art, au niveau de maîtres comme Bach ou de Vinci. Un moyen pour moi de faire entendre sa parole, sa défense de la beauté dans le monde, sa recherche d’absolu. Je trouve qu’il y a de moins en moins de pensée sur les plateaux au profit d’une recherche d’efficacité, d’ironie médiatique perpétuelle. Le rapport au temps du cinéma sera réinventé au théâtre dans le pari de pouvoir toucher au-delà…
Vous allez privilégier les mots aux images, l’imaginaire au réel ?
En effet, il n’y aura pas d’image. C’est un acte fondateur pour moi. La seule fois où j’ai utilisé la vidéo, elle n’a pas fonctionné à la première (rire) ! Ce n’est pas mon truc, au théâtre les images me distraient de l’essentiel. Nous faisons une pièce sur un cinéaste qu’on ne voit jamais faire un film comme Tarkovski revenait sur la vie d’Andreï Roublev qui peint sans qu’on voit une toile. Le challenge avec le texte final de Julien Gaillard2 est de reconstituer des plans racontés par des mots. Nous avons joués à décrire le dernier de Stalker, comme pour des aveugles. Cela s’est concrétisé au plateau en bandant les yeux des comédiens. Une partie de l’enjeu de la pièce est là : comment faire naître des images à ceux parmi le public qui n’auraient pas vu ses films ?
Le cinéma de Tarkovski est très sensitif. Une matière intéressante pour cet art vivant qu’est le théâtre ?
C’est très particulier. Il convient de ne pas l’imiter mais plutôt de le citer, de toucher par la solitude, la quête du bonheur auquel il invite. Nous inventons pour cela des moments simples, les personnages se trouvant dans des bulles qui se croisent. Un travail du côté de la tendresse, du besoin d’aimer et de l’être, le cinéma étant pour Tarkovski comme une médecine de l’âme.
Dans ses films, il pointait souvent la responsabilité de l’Homme, charriant avec lui ses troubles sur Solaris comme dans la zone de Stalker…
J’en fais une transposition entre la position du stalker qui a inventé ce chemin pour arriver dans une zone qui n’existe pas. Tarkovski est ce personnage ayant créé un cinéma pour nous faire croire en nos choix, nos positionnements… Sans être grandiloquent, je crois qu’il voulait panser les âmes. N’oublions pas qu’il était totalement paranoïaque, persuadé qu’une catastrophe nucléaire allait survenir. Quelques semaines avant sa mort, Tchernobyl lui donnait raison.
Comment attaquez-vous les relations croisées du triptyque individu – temps – monde physique jalonnant ses films ?
Transposer la question du cinéma de Tarkovski au théâtre est impossible à moins d’en faire une pièce d’une semaine pour suspendre le temps. Par mon montage, je crée un rapport au temps différent. Le temps au présent dans un espace unique au théâtre rend cela complexe. Mais ce n’est pas grave car c’est l’homme qui m’intéresse plus que sa dimension mystique.
Le cinéaste (1932-1986) n’a réalisé “que” sept films, connu le succès international comme la censure en URSS, a rompu avec le réalisme socialiste et vécu l’exil à cause de sa remarquable intransigeance artistique. C’est le centre de votre pièce ?
Tout à fait. Le décor est celui de son exil en Italie et nous mélangeons des extraits de la non-reconnaissance de son travail aux empêchements relatifs aux autorités de son pays. Nous découvrons son chemin de souffrance par rapport à la création, son âme de martyr avec en arrière plan la situation économique de son pays. La chronologie de ses films sert de fil rouge, comme l’avait fait Chris Marker dans son documentaire hommage, Une journée d’Andreï Arsenevitch.
Vous dites que vous n’auriez pas fait cette pièce sans Stanislas Nordey dans le rôle titre. Pourquoi ?
Il me fallait Stan car je recherchais une analogie d’exigence et d’intransigeance artistique sans laquelle le projet n’aurait pas eu de sens. Il a marqué mon parcours : lorsqu’il prit la direction du TGP à Saint-Denis, j’étudiais à Paris III. Outre sa grande radicalité et sa passion pour le théâtre public, il est de ces rares comédiens qui subliment ce qu’ils ont en main. Il a aussi une certaine ressemblance physique, ce regard acéré et cette tension du corps.
Il va donc se laisser pousser la moustache…
Absolument, ça fait partie du contrat. Elle est indispensable, même si nous ne faisons pas de l’Actor Studio.
À la Manufacture Théâtre des Quartiers d’Ivry, du 2 au 6 mai 2018 À la Comédie de Reims, vendredi 11 mai 2018
1 For ever Müller, créée en 2009
2 Le Corps du poète