A History of Violence
Milo Rau déploie son théâtre documentaire, politique et engagé au Maillon avec Compassion. L’histoire de la mitraillette. Une réflexion sur la pitié, son absence et son business, à travers les paroles d’une rescapée du génocide rwandais et d’une ancienne humanitaire.
Politique. Le mot ne fait pas peur à celui qui fut biberonné au Trotskisme avant de se construire en dévorant Bourdieu, Beuys et Brecht. Milo Rau a toujours eu des questions politiques en ligne de mire. Une envie de remettre l’homme dans son contexte social et culturel, de penser ses représentations comme autant de constructions formatées. Né à Berne en 1977, il est d’abord sociologue, puis journaliste avant de se frotter au cinéma expérimental. Le théâtre ne vient qu’ensuite, avec l’envie d’en découdre avec l’histoire, l’ethnocentrisme, la toute-puissance occidentale. Son art dramatique sera documentaire. Et il ne pouvait en être autrement tant ses recompositions fictionnelles du réel à partir d’une matière minutieusement et patiemment collectée forment de troublantes plongées dans les contradictions de la nature humaine. Dans les non-dits, les zones d’ombres, ce qu’on occulte par confort ou paresse, ce qui nous tient et nous effraie, ce qu’on n’aimerait point savoir, ni reconnaître. La maison de production qu’il fonde en 2007 se nomme International Institute of Political Murder[1. www.international-institute.de]. Tout un programme.
Une saison de machettes
Avant Compassion, le metteur en scène s’était déjà intéressé à la fabrique du génocide rwandais dans Hate Radio[2. Voir Poly n°186] où il plaçait face-à-face les témoignages des génocidaires et de survivants par le prisme d’une reconstitution, dans un cube de verre, d’un studio de la Radio-Télévision libre des Mille collines qui joua un rôle prépondérant dans le drame du printemps 1994. Une pièce haletante de réalisme froid, âpre de haine et d’incompréhension. L’histoire de la mitraillette – qui devait s’appeler de la “kalachnikov” – réunit d’autres protagonistes de ce drame. Une jeune comédienne belge d’origine burundaise, adoptée « sur catalogue » par des gens simples, peu cultivés, nourris aux reportages sur la misère du monde des JT de RTL. Consolate Sipérius ouvre le spectacle, derrière un bureau, assise de trois-quarts. Elle fait face à une caméra retransmettant son visage en gros plan sur un écran au fond de scène. Avec une distance rare de laquelle ne pointent que quelques lueurs d’ironie et de haine contenue, elle déroule le fil de sa vie : le massacre de ses parents à 4 ans et demi, en pleine saison des pluies, sa cachette au milieu des fougères et l’orphelinat de Bujumbura. Une boîte contient tout ce qui lui reste d’Afrique, à part son prénom. Papiers d’adoption, passeport, habits du dimanche… La petite fille s’était faite belle pour venir en Belgique, pour voir des blancs pour la première fois, loin de s’imaginer devenir l’attraction de la petite ville de Mouscron et de son racisme primaire. À un pupitre juché au milieu d’une mer de débris oscillant entre un camp ravagé et une décharge publique se tient Ursina Lardi, l’une des stars de la troupe permanente de la Schaubühne, aperçue dans Le Ruban blanc d’Haneke. Dans sa robe bleue, armée d’un sourire figé, elle tient la scène durant l’heure suivante, égrenant successivement son envie d’un théâtre capable de sauver le monde, des considérations sur l’état du spectateur (pris à partie dans une adresse directe) et les modes gangrénant le théâtre contemporain : les groupes de musiques et DJ des années 1990, les animaux et chœurs de chômeurs en 2000, le dernier cliché étant le réfugié puisque les handicapés sont déjà has been ! Dans une provocation complice, la voilà qui met en scène son voyage avec Milo Rau à Bodrum et sur le détroit le séparant de Kos. Et l’on découvre que cette ville, célèbre pour la photo du petit Aylan mort noyé sur ses plages, regorge de touristes et de boîtes de nuit, que les camps de réfugiés sont (trop) bien organisés, que les Syriens et Afghans fuyant la guerre ont des looks de hipsters. Nous voyons le coup venir. Bientôt les ONG suivant la misère tous les six mois, de Haïti à Fukushima, en prendront pour leur grade. Comme les jeunes européens idéalistes et naïfs les composant.
Le Chagrin et la pitié
Sur de son art, Milo Rau prend le temps de déployer son personnage, composé à partir de dizaines d’entretiens de terrain. Son mélange de véracité et de romance trouble autant que la difficulté à démêler les enjeux des conflits et leurs sources profondes. Notre blonde d’Europe du Nord raconte son parcours de jeunesse, de son embrigadement à 19 ans dans Teachers in conflicts, à son envoi au Kivu. Plongée dans la dure réalité et dans les souvenirs plus ou moins navrants – mais sans filtre – d’une Afrique où les oiseaux crient comme au jugement dernier, d’écœurement des vapeurs de générateurs au diesel. La belle ne cille pas à l’évocation des émanations des pneus aspergés d’essence pour les exécutions sommaires au cœur de Kigali, pas plus lorsque le caoutchouc fond sur la peau des victimes de cette justice sommaire. À Goma, la Muzungu (mot swahili pour blanc) préfère monter le son lorsque débutent les 100 jours du génocide pour que Beethoven couvre le bruit de « l’abattage » en cours. Elle se départira de son ignorance géopolitique sur le tas, apprendra à distinguer un Hutu d’un Tutsi avec leur silhouette élancée façon Giacometti. Tout change lorsqu’elle évoque ses compromissions dans les camps – enseigner l’éducation pacifique et la réconciliation alors qu’elle n’y connaît rien –, ses bonnes actions parfois (960 $ pour racheter une vie), ses difficultés aussi : aider deux millions de Hutus fuyant le Rwanda au sein desquels les génocidaires ne prennent même pas la peine de réellement se cacher, voir les ONG se disputer les réfugiés… De retour 20 ans après dans des camps similaires, elle reconnaît chez MSF ou Oxfam la même course en avant dénuée de sens : des forteresses de sécurité et de surveillance participant à la situation. Ainsi point la pitié chez celle dont les cauchemars ont longtemps accompagnés les nuits. La culpabilité se fraye difficilement un chemin dans la complexité du monde où l’indignation collective semble aussi téléguidée et éphémère que la compassion individuelle. Où les ONG servent à donner bonne conscience. Où l’exploitation d’hier ressemble à s’y méprendre à celle de demain dans la course à l’or, aux matières rares nécessaires à toute l’électronique dernier cri et à l’équilibre de l’Occident. La balance penche du même côté. Encore et toujours.