Éclats familiaux
Avec deux pièces présentées successivement au TNS, El Viento en un violín et La Omisión de la familia Coleman [1. Le Cas de la famille Coleman et Le Vent dans un violon sont publiés par les éditions Voix navigables], l’auteur et metteur en scène argentin Claudio Tolcachir nous conduit au cœur de fratries étranges. Un théâtre fleuve, savoureux et réaliste.
Un an après avoir présenté La Omisión de la familia Coleman (Le Cas de la famille Coleman) au Théâtre national de Strasbourg, Claudio Tolcachir revient avec cette pièce qu’il fera résonner avec sa dernière création, El Viento en un violín (Le Vent dans un violon). L’occasion de plonger, en quelques semaines, dans l’univers de cet argentin de 36 ans qui met en scène ses propres textes. Avec sa compagnie Timbre 4, installée dans le quartier populaire de Boedo à Buenos Aires, il porte un théâtre énergique et hyperréaliste dans lequel les dialogues fusent, s’enchaînent, nous emportent et nous malmènent. Avec ses fidèles comédiens, Tolcachir s’appuie sur de longs temps d’improvisation nourrissant leurs créations.
Sclérose familiale
Dans une scénographie ouverte (un lit, une table et un canapé, espaces délimités par un savant jeu de lumières), La Omisión de la familia Coleman conte l’invivable cohabitation d’une famille à la limite de l’implosion. Une grand-mère, sa fille et ses quatre petits-enfants se débattent dans un quotidien au bord de la misère. Les manques affectifs en étendard et l’absence d’intimité, dans un logis exigu, rendent le moindre mouvement prétexte au clash. La disparition brutale de la matriarche qui imposait le respect et apaisait les douleurs d’être (notamment d’un petit fils à moitié fou) crée la déflagration de l’éclatement. Les rêves d’ailleurs, d’amour, d’intimité – empêchés par des liens familiaux agissant comme un aimant sur ces adultes – resurgissent alors et mettent à jour leur incapacité de prendre pied à l’extérieur du noyau filial, hors de ce huis clos psychologiquement mortifère.
Tout le brio de Claudio Tolcachir et des interprètes est de transmettre, par les mots mais aussi les corps, les tensions internes, les surgissements d’une violence verbale et des sentiments exprimant la rudesse d’une vie balbutiée, où chacun négocie en permanence ses désirs avec les autres. Omission de soi. Omission de ses aspirations. Doublées d’un amour profond et sincère. Destructeur aussi. La famille Coleman, monstre qui dévore ses membres par la peur, la solitude et les absences. L’absence du père bien entendu, mais aussi de la construction identitaire d’enfants tenant le rôle de parents pour leur mère totalement perdue. Avec sa manière bien à lui de suggérer le contexte et les éléments biographiques de ses personnages, Claudio Tolcachir laisse une grande part de sensibilité et d’imaginaire aux spectateurs : à eux d’inventer et de remplir les vides.
All we need is love
Cette notion de famille aux liens étroits et forts a perdu ses lettres de noblesse dans nos sociétés au profit d’un individualisme menant à l’éclatement et aux recompositions. Mais l’on comprend aussi, chez ces personnages au bord de l’explosion, submergés par les trop pleins d’une vie qui déborde de tout (sentiments, manques, accommodations avec des gens qu’ils n’ont pas choisis), l’aspect tyrannique que peut représenter toute fratrie, point de repère indispensable et monstrueux, à biens des égards. De famille, il en est aussi question dans El Viento en un violín. Là encore l’absence de père se remarque. Mécha est une femme d’affaire aussi bordélique qu’hystérique élèvant seule Dario, jeune trentenaire un brin différent et perturbé qui sèche allègrement la fac mais pas sa thérapie, persuadé qu’il pourrait aider son psy avec ses autres patients en échange de la gratuité de ses séances. Son destin va croiser celui de Céleste (fille totalement instable de Dora, la servante de Mécha) et son amante Léna. Une nuit de fête, elles forceront Dario à “prendre” Céleste pour leur donner l’enfant qu’elles désirent ensemble.
Les conséquences seront surprenantes, notamment pour le public qui jouit, grâce à l’agencement des situations et des ramifications personnelles de l’histoire, d’un temps d’avance sur la découverte des événements par les comédiens. Et l’on se délecte de la distance existant entre la réalité et la manière dont la reçoivent et la traitent les personnages, apportant une dimension comique que ne se prive pas d’exploiter Claudio Tolcachir. Sa pièce est un révélateur d’âmes dans lequel tout le monde fuit sa position pour ne surtout pas affronter la réalité : Dario s’invente un travail et des compétences d’analyste, Mécha veut croire que son fils (qui a pourtant déjà 30 ans) va « démarrer » comme tous les autres, Dora fait mine d’ignorer la grave maladie de Céleste qui elle-même pense pouvoir être mère, ce qui est le rêve impossible de Léna… Mais l’amour d’un être en devenir issu de l’improbable coït modifiera la donne. L’amour pansant les âmes, par-delà tous les déterminismes…
La Omisión de la familia Coleman (en argentin surtitré en français), au Théâtre national de Strasbourg, du 29 novembre au 4 décembre
Rencontre avec le metteur en scène Claudio Tolcachir, lundi 21 novembre au TNS dans le cadre du cycle Théâtre en pensées
03 88 24 88 24 – www.tns.fr