Entrée en Avignon
Stars habituées des lieux, focus sur le Moyen-Orient et relève prometteuse, la 70e édition du Festival d’Avignon voit aussi les élèves de l’École du TNS créer Le Radeau de la Méduse avec Thomas Jolly. Tour d’horizon.
Les années passent et se ressemblent autour du Cloître des Carmes et du Palais des Papes. L’ombre d’Angélica Liddell s’y allonge depuis de nombreuses années, son amour de l’indicible, son âme tourmentée d’artiste totale utilisant la scène « pour se venger du monde, de sa propre naissance et de tout ce qui l’empêche d’être heureuse[1. Lire Hells Angelica, interview de l’artiste dans Poly n°151] ». Dans sa nouvelle création au titre – comme souvent – à rallonge, ¿Qué haré yo con esta espada? Que ferai-je, moi, de cette épée ? (approche de la loi et du problème de la beauté), c’est du cannibale nippon Issei Sagawa et des terroristes du 13 novembre qu’elle s’inspire pour composer un texte-collage éreintant morale bourgeoise, instincts secrets enfouis au plus profond de son être (et du nôtre) et vivre ensemble. S’il faudra se battre pour assister à la rencontre au sommet entre Thomas Bernhard et le maître polonais Krystian Lupa (Place des héros), nous vous conseillons un détour par le Théâtre Benoît XII où sera donné Hearing de l’iranien Amir Reza Koohestani[2. Voir Poly n°126 et 164]. Amours interdites, culpabilité et poids du passé faisant ployer Samaneh qui ne cesse de revivre ces rires étouffés et cette voix d’homme entendue dans son dortoir à l’Université, l’interrogatoire qui suivit dont elle ne peut changer les réponses et l’exil forcé de son amie Neda en Suède. Il y a du Asghar Farhadi chez Koohestani : cette manière de lier l’intime et l’universel, d’utiliser le silence et de jouer avec une intensité rentrée…
Le bruit du monde
Si la situation de la Grèce a été reléguée aux calendes, remplacée par d’autres vagues médiatico-politiques plus aisées et grand public, 6am How to disappear completely du Blitz Theatre Group remettra les pendules à l’heure. La compagnie hellène crée sa propre utopie face aux errements du monde, tentant d’aimanter les peuples pour repartir de zéro. À chacun d’inventer de nouvelles manières de vivre et d’exister. Le temps est venu. Direction l’Amérique centrale pour un autre écho du monde proposé par l’ambitieux Julien Gosselin (metteur en scène associé au TNS) qui s’attaque au monumental et démesuré 2666, roman fleuve de Roberto Bolaño autour des charniers de Ciudad Juarez. Le désert mexicain, un professeur chilien au bord de la folie, un journaliste américain désorienté, des narcotrafics, des policiers perdus et des meurtres par centaines… L’horreur de notre monde dans sa cruauté crasse la plus simple. Plus poétique sera Au Cœur, dernière création du chorégraphe Thierry Thieû Niang avec de jeunes Avignonnais, notamment des primo arrivants, réunis autour de la notion de chute. Accompagnés à la viole de gambe par Robin Pharo, ils nous offrent entre textes léchés de Linda Lê et mots-néons de Claude Lévêque, leur effondrement et leur renaissance, exprimant comme nuls autres cette force de la jeunesse à se relever de tout, à croire et imaginer, les yeux au ciel. Toujours.
Anciens & nouveaux
Parmi les spectacles du in, le Théâtre national de Strasbourg se taille la part du lion. Son conseiller artistique et pédagogique Frédéric Vossier, également auteur, voit Madeleine Louarn monter son Ludwig, un roi sur la lune et Nicolas Bouchaud (acteur associé) présente en duo avec Judith Henry Interview, sélection d’entretiens, d’interviewers / interviewés (de Foucault à Duras, en passant par Bernard Pivot et Thierry Ardisson), mis en scène par Nicolas Truong avec l’aide en dramaturgie de Thomas Pondevie (sorti de l’École du TNS en 2014)[3. En Chaque homme il y en a deux qui dansent dans Poly n°168]. Deux autres anciens élèves de l’École, Maëlle Poésy et Kevin Keiss, jouent leur nouvelle pièce : Ceux qui errent ne se trompent pas. Ils imaginent un pays dans lequel, face à des électeurs ayant massivement voté blanc aux élections, le gouvernement réagirait par la force, à grand renfort de lois liberticides. Un théâtre total mêlant danse, jeu et déstructuration pour approcher la critique sociale au plus près.
Last but not least, Thomas Jolly (metteur en scène associé au TNS) réinvente le traditionnel spectacle de “sortie” de l’École strasbourgeoise qu’il « imagine comme une entrée dans le métier, tout à fait concrète. Ma compagnie, La Piccola Familia, porte cette production comme n’importe quel autre de nos spectacles, organisant tournée (Odéon et TNS en 16/17) et reprise. » Son terrain de jeu avec le groupe 42 – toutes sections confondues et mises à contribution (jeu, mise en scène-dramaturgie, régie-création, scénographie-costumes) – un radeau de treize enfants, perdu en mer suite au torpillage du paquebot qui devait les mener aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser évoque l’exode des populations en situation de conflit, une dose d’utopie pour réinventer les choses et les dégâts des carcans religieux du christianisme sur les rapports entre les hommes. Sur scène, un canot de 6 mètres lévite au-dessus d’une immense toile peinte, une mer de ciel nuageux rétro-éclairée permettant jeux de lumière et apparitions de phytoplanctons empruntés à L’Odyssée de Pi. Mais aussi un thermos jeté à la mer, des cantiques (dont une merveille de Britten), un mariage, des joutes théologiques autour de la Cène, au moins un sacrifice, un mitraillage et du brouillard, beaucoup de brouillard, « représentation divine fonctionnant comme un 14e personnage » pour le metteur en scène. Écrite quelques années avant Sa Majesté des Mouches, cette pièce chorale en contient la même sauvagerie et cruauté, inhérente à l’être humain.
www.festival-avignon.com
> 6am How to disappear completely, du 7 au 10 juillet
> ¿Qué haré yo con esta espada?, du 7 au 13 juillet
> 2666, du 8 au 16 juillet
> Au Cœur, du 7 au 9 juillet, puis du 15 au 17 et du 21 au 23
> Le Radeau de la Méduse, du 17 au 20 juillet
> Place des héros, du 18 au 24 juillet
> Interview, du 18 au 23 juillet
> Hearing, du 21 au 24 juillet