Totem et Bagou
Avec Métamorphoses du paysage, la Fondation Beyeler célèbre Jean Dubuffet (1901-1985) dans une exposition d’une infinie richesse réunissant une centaine d’œuvres reflétant toutes les périodes de sa carrière artistique.
En 1942, Jean Dubuffet quitte son emploi de négociant en vin pour se consacrer pleinement à la peinture. Il a 41 ans, a été démobilisé depuis deux ans et signe pour première toile Gardes du corps. Audace de la palette aux couleurs vives juxtaposées et insolence du pastiche des kouros de la statuaire archaïque grecque. Ses deux personnages entièrement nus ont les visages ronds comme dans un miroir grossissant et déformant. Des moustaches mais ni oreilles, ni sourcils. Singulier tableau pour un non moins étrange artiste à la gueule oscillant entre Jean Nouvel et Michel Foucault, au sourire carnassier et à l’humeur volatile. Irritable et procédurier, celui qui porte aux nues les dessins d’enfants mais aussi l’art des fous et des malades mentaux qu’il appellera – et théorisera – Art Brut, entend s’affranchir des normes et des courants esthétiques de son temps en faisant de cette source d’inspiration le suc d’une grande partie de son œuvre. Une des grandes forces de cette exposition présentée à la Fondation Beyeler résulte une nouvelle fois dans l’art du contre-pied. En présentant de nombreuses toiles du début de la carrière de l’artiste, mais aussi beaucoup de ses “séries” jalonnant son travail esthétique. Des Paysages intérieurs jusqu’aux Mires de la fin de sa vie, nous cheminons à travers la vie et l’évolution de celui qui passera des matières naturelles à l’intérêt pour les textures avant de se tourner vers la résine et le polystyrène pour des sculptures plus ou moins plates, mais aussi les peintures en polyuréthane avec l’obsession de donner corps aux grandes réalisations qui hantent son esprit.
Tout à plat
Il est difficile de se mettre aujourd’hui dans la peau de ceux qui découvrirent les toiles à la perspective totalement plane de Dubuffet. Le regardeur actuel n’est guère choqué ni retourné par cette audace. Le monde de l’art a popularisé ces perspectives étirées de manière enfantines : le jeu de mot et l’impression de camp concentrationnaire de Bocal à vache (1943), ou encore le fascinant Paysage vineux (1944), mélange de symboles et formes qui dessinent des terres découpées de manière parcellaire. Un procédé que l’on retrouvera plus tard avec ses automobiles aplaties, comme ouvertes par le haut (Automobile à la route noire, 1963). Dès le milieu des années 1940, le peintre crée de la matière qui confère du relief à ses toiles, superposant les couches et creusant des nervures qui constituent aussi bien un maelström d’objets qu’un fatras de restes (Lettre à M. Royer (désordre sur la table), 1953) ou des sillons dans la neige (Le Voyageur égaré, 1950) symbolisant autant de chemins sinueux pour un personnage hébété. Visions du dehors ou paysage intérieur de totale perdition ? Difficile de répondre… mais si vous reculez de quelques pas, une bête mi-cheval mi-renne, se dévoile à la gauche du malheureux. En creusant ainsi, il révèle ce qui ne se voit pas, ce qui est sous-jacent. Nous devinons tandis qu’il suggère, telles les breloques de son Arabe avec traces de pas (1948), hommage au Sahara dont l’immensité silencieuse le fascina au point qu’il s’y rende trois fois à la fin des années 1940.
Chaos organisé
Mais qu’on ne s’y trompe pas, les œuvres de Dubuffet contiennent leur dose de grinçant et de sauvage. Critique acerbe et pleine d’humour de la société et des inégalités (La Main dans le sac et Le Commerce prospère, 1961) où des canons de beauté magnifiant le nu féminin (Corps de dame – Pièce de boucherie, 1950). Ce rectangle rosé et massif, aux bras maigrichons grisés comme les orifices faits de simples ronds, est à la fois une pièce de barbaque et bien plus. Il y a chez lui une manière de saisir ses personnages dans des matières inhabituelles – ses premières sculptures mêlent charbon de bois, lave et éponge pour former des visages à la puissante force expressive tel l’inuk de Saïmiri (1954) – leur conférant une étrangeté singulière. L’aspect de “gueules cassées” (saisissant dans Affluences) de son cycle de L’Hourloupe (1962-74), avec ses totems follement géniaux nés de dessins au stylo bille griffonnés au téléphone de manière semi-automatique, est aussi rigolo qu’inquiétant. La texture disparaît ainsi au profit d’une quadrichromie (rouge, bleu, noir et blanc) à laquelle s’ajoutent hachures et couleurs alternant pleins et vides. Un art de la superposition et du remplissage qui crée des volumes et bouleverse la perspective dans un chaos apparent – mais ô combien organisé – auquel les graffeurs et artistes tels Jean-Michel Basquiat[1. Lire Same Old Shit, Poly n°134] et Keith Haring doivent beaucoup, comme le groupe CoBrA avant eux, notamment Karel Appel.
Le Cours des choses (Mire G 174, Boléro, 1983), qui appartient à la série des Mires, est des plus fascinantes. Dubuffet est alors un octogénaire très productif, revenant à une certaine naïveté enfantine du trait et de la gestuelle. Cette toile de deux mètres soixante sur huit de long se compose de 32 feuilles de papier (67 x 100 cm) assemblées sur toile pour pallier à la fatigue et au manque de mobilité de l’artiste. Une preuve s’il en fallait, de la cohérence mentale et de la planification d’une œuvre devant laquelle on peut passer un temps infini, plongé dans l’exploration de ses formes à la géométrie d’une subtile cacophonie. Clou du spectacle, une présentation monumentale de Coucou Bazar, œuvre totale (théâtre, danse, musique, peinture et sculpture) achevée en 1973, présentée comme rarement. Chaque mercredi (15h et 17h) et dimanches (14h et 16h), deux figures costumées[2. Pour des raisons de conservation, Coucou Bazar ne peut plus être présenté sous sa forme originale. C’est pourquoi ces deux seules figures sont mobiles…] bougent au ralenti, reproduisant partiellement la grande fresque animée souhaitée par son créateur. C’est peu, mais c’est déjà pas mal. Il n’en fallait guère plus pour nous redonner le sourire…