Les Identités meurtrières
À 61 ans, l’écrivain algérien Boualem Sansal publie son septième roman, Rue Darwin. Une plongée dans les cinquante dernières années de son pays, entre tendresse et tristesse.
Il est des signes qui ne trompent pas. Lorsqu’un auteur reçoit plus de prix littéraires qu’il n’écrit de romans[1. À la prochaine Foire du Livre de Francfort, en octobre, lui sera remis le prestigieux Prix de la paix des libraires allemands] et que le gouvernement de son pays y interdit ses livres depuis 2006[2. Cette année-là, il publie Poste restante : Alger, Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes que les autorités algériennes ne digèreront pas, censurant depuis tous ses écrits], c’est qu’une plume assène et dérange. L’Algérie demeure la toile de fond de son dernier livre. La mère du narrateur, Yazid, décède dans un hôpital parisien d’un cancer en phase terminale. Il a réuni la quasi-totalité de ses frères et sœurs, émigrés depuis longtemps loin de Belcourt, quartier misérable de leur enfance dans la rue Darwin. Karim est à Marseille, Souad à San Francisco où elle enseigne à Berkeley, Mounia coache des politiciens à Montréal et Nazim domine le CAC 40, à Paris. Seul manque Hédi, le petit dernier, parti sur les chemins du Djihad au Waziristân. L’éloignement les a fait étrangers les uns aux autres. Et puis de toute façon, mis à part Yazid resté au pays, personne ne reconnaîtrait l’Algérie les ayant dispersés pendant « les années de plomb du socialisme » qui consacra « les années de fer et de sang de la Guerre civile ». Point de cynisme chez Boualem Sansal, les constats étant assez accablants pour se suffire à eux-mêmes : son ancien quartier est désormais rempli de dingues d’Allah et de martyrs en herbe, la suite logique des atrocités des guerres successives – les cagoulards et tontons macoutes en 1963, la folie des Seigneurs de guerre à l’indépendance suivie de l’ivresse des Raïs, et enfin la “Sale guerre” en 1991.
La perte de sa mère déclenche en Yazid la nécessité de lever le voile sur sa vie – faite de mensonges, de misère et de solitude – à la recherche de sa vraie famille. « Vivre c’est un peu cela, retrouver son passé et le revivre avec courage, ce que je n’ai pas su, pas osé faire. » Lui, l’illégitime né en 1949, séparé de celle qu’il croit être sa mère jusqu’à huit ans. Petit à petit le fil des événements qui l’ont conduit à devenir l’héritier de Djéda, se reconstitue. Cette dame de fer inflexible au visage en lame de couteau règne sans partage sur le Clan des Kadris qui tient son immense pouvoir de maisons des plaisirs ouvertes aux quatre coins du pays, et bien au-delà. Un pouvoir si grand qu’il peut enfouir la vérité sous les épaisses couches tyranniques d’une femme prête à tout. Au fil des pages, les virages du destin de Yazid le dévoilent, étrillé entre deux vies, celle promise au successeur du Clan et celle qu’il a vécu, dans un silence embarrassé au cœur d’une famille qui n’est pas tout à fait la sienne. Le tout dans un mélange de triste tendresse et de résignation lucide. « On habite ses légendes plus qu’on ne les fait », écrit-il. « Et toujours elles sont trop grandes pour nous. »
à 15h dans les salons de l’Aubette dans le cadre des Bibliothèques Idéales (du 17 au 25 septembre)
Boualem Sansal, Rue Darwin, publié par Gallimard le 25 août (17,50 €)