Julie Brochen, le vertige du théâtre
Comédienne, metteuse en scène, chef de troupe… À 39 ans, Julie Brochen prend la direction du Théâtre national de Strasbourg et succède à Stéphane Braunschweig parti à Paris, au Théâtre national de la Colline. Elle reprend, pour première pièce, L’Échange de Paul Claudel en décembre. Portrait.
Septembre 2008. Tout juste arrivée de Paris avec son petit Gaspard de quelques semaines en sac kangourou, Julie Brochen enchaîne les présentations de saison pour la presse et le public. Les fidèles du TNS découvrent une femme passionnée, entière et pleine de vie qui égrène, avec humour, le parcours atypique qui l’a menée jusqu’ici. Le concours de l’école du TNS, elle l’a « raté deux fois, comme quoi on peut quand même réussir sans ! » Son histoire avec ce lieu est déjà longue. Avant ses deux échecs, elle y avait joué en 1989 son premier rôle sur les planches dans Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, mis en scène par Jean-Pierre Vincent. Puis une longue absence, avant de revenir en tant que metteuse en scène avec Oncle Vania de Tchekhov en 2004 et avec Hanjo de Mishima en 2006.
« Le plus beau théâtre de France »
Diriger cette maison – « le plus beau théâtre de France, un outil formidable pour travailler et une école unique », confie-t-elle les yeux brillants –, elle n’y avait jamais pensé avant que son nom n’apparaisse dans la presse, en octobre 2007, parmi les possibles successeurs de Stéphane Braunschweig. « Tout est allé très vite. J’ai monté un projet en quelques semaines. Il a été retenu dans une “short-list” de quatre ou cinq noms. Restait l’oral que j’ai travaillé comme un véritable examen. » Elle est nommée le 24 janvier, appelle Stéphane dans la foulée et tente de contenir ce « coup de tonnerre ». À compter de ce jour, le temps ne va cesser de lui manquer : à Strasbourg, Braunschweig n’a programmé que l’automne, la laissant choisir le reste de la saison, auxquels s’ajoutent les jurés du concours de l’école à désigner, l’équipe du théâtre à rencontrer… Alors même que Julie joue dans L’Échange à Paris, se bat avec le Ministère de la culture contre la baisse de la subvention accordée au Théâtre de l’Aquarium qu’elle dirige depuis 2002, et, bien sûr, doit gérer la transition et l’avenir de sa compagnie, Les Compagnons de Jeu.
Un choc à tous les étages
Autant de défis qui en feraient pâlir plus d’un… Pas Julie. Pas cette provinciale débarquée à Paris, à 14 ans, de sa maison juchée à flanc de colline dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il lui en a fallu du caractère pour se fondre dans le moule du plus sélect lycée de France, Henri IV, elle qui jusqu’alors allait à l’école à cheval. Son père, administrateur d’entreprises culturelles (Comédie française, Opéra de Paris…), l’emmenait avec lui, la laissant assister aux répétitions pendant qu’il travaillait. Elle découvre le théâtre, tapie dans l’ombre, à scruter le travail du plateau. Bérénice sera la première pièce, dans la salle Richelieu au Français, avec Grüber à la mise en scène. « Je l’ai vue 18 fois ! Je séchais les cours pour m’y rendre, interceptant les courriers d’absence du lycée. C’était un appel plus fort que moi, celui de la clandestinité et du secret. J’étais une véritable “addict” de ces répétitions dont j’ai encore les sons piratés chez moi. Je ne connaissais pas une ligne de Racine, le choc était à tous les étages. » L’onde n’aura de cesse de se répercuter. Le théâtre, elle en fera sa vie. Bac en poche, elle s’inscrit en Philo à la Sorbonne et au cours de préparation au concours le moins cher de Paris : le Théâtre école de Montreuil. « Une classe formidable avec Judith Henry, Michel Muller (Fallait pas l’inviter)… Nous avons raté tous les concours (TNS, Rue Blanche, Conservatoire) presque avec bonheur. » À une présentation de travaux, Jean-Pierre Vincent la remarque et lui propose un rôle dans Le Faiseur de théâtre. Près de huit mois de tournée, une catastrophe pour ses études. Son père, strict et rigoureux, veillera à ce qu’elle finalise son Deug, sans transiger.
Des filiations au fer rouge
Dans un stage à Nanterre, Julie Brochen rencontre deux maîtres russes du théâtre de Moscou, Alexandre Kaliaguine et Anastasia Vertinskaïa. C’est au cours de leur travail sur Tchekhov que la jeune comédienne découvre « l’ivresse d’être au cœur des répétitions, sur le plateau ». Elle a 19 ans, se présente pour la seconde fois au Conservatoire national d’art dramatique, et est reçue. Trois ans dans cette école d’acteurs où enseignent Madeleine Marion, Piotr Fomenko et Stuart Seide. Autant de rencontres importantes qui se transforment en fidélité artistique. « Toutes ces personnes m’ont marquée au fer rouge et m’accompagnent, aujourd’hui encore. » Jean-Pierre Vincent et Klaus Grüber sont de celles-là. Ce dernier lui a fait découvrir Labiche dont elle aime, comme chez Tchekhov, cette façon de « parler du cœur et du ventre, le scalpel à la main, entrant dans de grands sentiments par la petite porte ». En fin de Conservatoire, elle monte La Cagnotte d’Eugène Labiche. Julie s’impose en meneuse et pousse l’acte théâtral jusqu’à créer une compagnie pour l’occasion et lui trouver un nom. Son père lui confie alors que son grand-père paternel avait été fait prisonnier cinq ans dans un camp de Haute-Silésie pendant la guerre. Il y faisait du théâtre avec d’autres détenus parmi lesquels Hubert Gignoux (fondateur de la Comédie de l’Est devenu le TNS) et Jean Rouvet (secrétaire de Jean Vilar). Leur groupe s’appelait Les Compagnons de Jeu. Le nom de compagnie était tout trouvé.
Chef de troupe
Dès lors, le vertige de la mise en scène ne la quittera plus. Avec très peu de moyens, elle monte Penthésilée de Kleist. « Un projet fou, quasi-utopique réunissant 18 personnes sur scène. » Un énorme succès qui permit aux Compagnons de Jeu de poursuivre leur aventure. Julie s’épanouit, s’essayant même à l’opéra (Die Lustigen Nibelungen, La Petite renarde rusée). En 2002, on lui confie la direction du Théâtre de l’Aquarium à Paris. Un toit pour sa compagnie mais aussi la dette du lieu à éponger. Elle redressera la situation à la force du poignet, tout en continuant à être audacieuse dans ses créations. « La gestion économique d’une troupe fait partie d’une façon de penser le théâtre, de créer et de lire les pièces. C’est un artisanat, une façon de s’y prendre et d’aborder les rivages d’un texte », assure-t-elle. Jean-Pierre Vincent qui l’a progressivement vue « s’approcher du théâtre et du jeu, l’aidant, la poussant et la mettant en garde » décrit une metteuse en scène « incroyable, imprévisible, qui prend des risques maximums. Sa force n’a d’égale que sa faiblesse et vice versa. Contrairement aux hommes, elle est au théâtre comme dans la vie, avec ce quelque chose d’ultrasensible qui la place toujours au bord de la défaite et du triomphe ». Et Madeleine Marion, son ancienne professeure devenue pensionnaire de la Comédie-Française, de vanter « son imaginaire très original qui lui permet d’inventer des choses imprévues sur de grands textes que nous redécouvrons au travers de son regard »
Nouveaux défis, nouveaux projets
En attendant sa première création au TNS en 2009 (La Cerisaie, pièce « la plus dure et la plus sombre de Tchekhov »), Julie Brochen cherchera, avec sa famille restée à Paris (Jules, 10 ans fin décembre, et le Compagnon de Jeu qui partage sa vie), un appartement où démarrer cette nouvelle aventure. L’école du TNS est un enjeu historique considérable, une nouveauté pour la directrice, portée par l’euphorie de l’impatience. « Ce qui me passionne au théâtre, c’est la vie. Celle des mots en premier qui livrent des chemins à toutes les autres vies. Je mènerai donc dans mes cours le même travail qu’avec mes comédiens sur un plateau. » Des gens qu’elle estime devraient aussi venir échanger avec les élèves du TNS : Fomenko, Costa-Gavras… Le festival Premières est promis à plus d’ouverture (programmation extraeuropéenne, confrontation à d’autres formes de création), les DVD des créations confiés à des réalisateurs, et les pièces retransmises en direct à la radio. Julie a quitté l’Aquarium au mois d’octobre en jouant dans L’Échange, reprise en décembre à Strasbourg. Sa manière à elle de réaliser la transition, de clore le premier chapitre de sa compagnie, et de dire « Au revoir à l’Aquarium, et bonjour au TNS en pleurant ».
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Bio express
24 juin 1969 : naissance à Alger
1988 : joue dans Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, mis en scène par Jean-Pierre Vincent
1990 : entre au Conservatoire national d’art dramatique de Paris
1993 : fonde sa propre compagnie, Les Compagnons de jeu, et réalise sa première mise en scène un an plus tard : La Cagnotte d’Eugène Labiche
2002 : nommée à la tête du Théâtre de l’Aquarium
2006 : reçoit le Molière de la compagnie pour Hanjo
2008 : nommée à la tête du Théâtre national de Strasbourg