Les alchimistes du réel
Diplômé de l’École du Théâtre national de Strasbourg en 1996, le metteur en scène Jean-Yves Ruf revient en Alsace avec deux pièces : La Panne, vrai-faux procès mené par quatre octogénaires, et Erwan et les oiseaux, mésaventures d’un idiot du village à l’esprit d’enfant-poète.
Jean-Yves Ruf est un des metteurs en scène chéris de Strasbourg. Après y avoir fait ses études, il est revenu de nombreuses fois au Maillon (Passion selon Jean, Bab et Sane, Mesure sur mesure) comme au TNS (Chaux Vive). Quittant la direction de la Haute École de théâtre de Suisse Romande à Lausanne pour se consacrer à la mise en scène avec sa compagnie Le Chat borgne Théâtre, il présente deux de ses dernières pièces.
Panne de réel
Comme un dernier acte d’amour, il choisit La Panne, du Suisse Dürrenmatt, pour pièce d’adieu à son pays d’accueil. Ruf adapte la version radiophonique, recentrant la pièce sur le repas et le quintette juge, avocat, procureur, bourreau et Traps, hôte d’un soir qui servira d’accusé. Ce dernier, voyageur de commerce tombé en panne dans une petite ville, se voit proposer gîte et couvert chez un juge à la retraite qui, autour d’un repas n’ayant rien à envier à La Grande bouffe de Marco Ferreri, joue à organiser avec ses amis octogénaires retraités des procès fictifs. L’histoire qu’ils construisent ensemble, les grands vins rythmant les interrogatoires en règle, mélange diablement réalité et fiction. Entre éloquence sournoise forgée durant tant d’années dans les prétoires et la naïveté qui pousse Traps à se mettre à table pour, finalement, devenir le festin du soir, s’élaborent des soupçons de meurtre parfait, de mobile adultérin et de culpabilité. Un vrai-faux procès non dénué d’humour dont la sentence sera prononcée en levant un verre de cognac 1955. La Panne n’est pas vraiment un polar, plutôt un pastiche perverti où la justice, loin de dévoiler un crime, le crée. Dürrenmatt s’amusera à explorer l’ambiguïté de sa nouvelle en la déclinant sous diverses formes (une pièce radiophonique et dix ans plus tard, une version théâtrale) qu’il dote, chacune, d’une fin différente, plus ou moins philosophique et dramatique, de sorte que l’on ne puisse affirmer ce qui se joue réellement : folle soirée dérapant vers le drame ? Simple rêve, voire cauchemar ? Fable philosophique ?
Accoucheurs ou manipulateurs ?
« Ce sont les différentes couches de la pièce qui me séduisent, même si on essaie de ne pas trop y répondre : Traps est-il manipulé ou en pleine panne de la quarantaine où l’on se regarde en face, débarrassé des rituels qui nous empêchent de voir ce que l’on est devenu », confie Jean-Yves Ruf. « On peut aussi lire une critique sociale des rapports père / fils, bourgeois / ouvriers ou celle de la justice et de la puissance du verbe avec lequel on peut faire croire n’importe quoi à n’importe qui. » Et de poursuivre : « Ces quatre vieux mangent tellement qu’on se demande s’ils ne sont pas déjà morts. Ça me rappelle ces rêves où l’on tombe en panne, où l’on court sans réussir à avancer. Traps cherche une chambre qu’il ne trouve pas. Il va finalement chez un retraité et se retrouve condamné à mort. Quel cauchemar ! » Entre une cuisine visuellement chargée en fond de scène et une sorte d’antichambre au-devant dans laquelle trônent simplement deux têtes de sanglier, on se dit comme Robert Élie que « la vie est peut-être un mensonge, une farce qui a mal tourné parce qu’on l’a prise au sérieux.[1. La Fin des songes, Beauchemin, 1950, Bibliothèque Québécoise] »
Erwan aux mots d’argent
Quelques mois après cette création, Jean-Yves reprenait, en novembre dernier, une pièce de 2001 : Erwan et les oiseaux. Librement inspiré des Oiseaux de Tarjei Vesaas, ce spectacle jeune public s’attache à la figure d’Erwan, jeune homme un peu attardé à la langue poétique, coincé entre sa sœur qui en a la charge et son amoureux, bûcheron tentant de lui apprendre son métier. Poétique et pathétique, tendre et incompris, Erwan s’obstine à exécuter de travers les tâches quotidiennes, révélant ainsi l’absurdité de leur répétition – « J’ai mis le feu aux fagots, c’était beau, il m’a traité de blaireau » confie-t-il à sa sœur, un jour en rentrant.
Figure de l’inadapté, il a « une manière incroyable d’alchimiser le réel » qui crée, pour le metteur en scène « du comique lorsqu’il est à côté de la plaque mais aussi de l’angoisse. Les parents se mettent rapidement à la place du bûcheron en se demandant ce qu’ils feraient de ce gamin et les enfants sont complètements du côté d’Erwan qui explore l’interdit, approche sans cesse l’étrange machine trônant dans la pièce. Il y a un peu de moi dans ce personnage », confie celui qu’on appelait “Jean de la lune”. Les maladies du langage, la folie, les gens à la traîne, voire l’autisme pour certains sont des thèmes qui fascinent jusqu’à la peur. Autant de questions dans l’atmosphère. Et l’on ne peut qu’être fasciné par celui qui, tel le Bartleby de Melville, impose son regard sur le monde, la tête en bas, pour mieux en déjouer les pièges.
À Saint Louis, à La Coupole, vendredi 4 février
03 89 70 03 13 – www.lacoupole.fr
À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 23 mars au 3 avril
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
Erwan et les oiseaux (tout public dès 8 ans)
À Bischwiller, à La MAC Robert Lieb, mardi 8 mars
03 88 53 75 00 – www.mac-bischwiller.fr
À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 14 au 16 mars
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com
www.chatborgnetheatre.fr