Mes voisins les tueurs
L’agence strasbourgeoise Les Nouveaux Voisins réalise des projets architecturaux « pragmatiques », mais aussi des installations charpentées à la frontière de l’art et du design. Entre deux projets, ils tirent à vue sur les zones pavillonnaires.
En entrant dans le bureau des Nouveaux Voisins, une œuvre sanguilonente accrochée au mur nous interpelle. Elle se compose de seize maisonnettes en plâtre identiques, plaquées sur un tableau. À la manière de Niki de Saint-Phalle et ses Tirs, les deux artistes / architectes ont shooté à la carabine dans les micro-habitations, libérant une peinture rouge évoquant des hémorragies. À travers ce geste, le duo s’en prend à « l’archétype de la maison pavillonnaire », une horreur urbanistique, sociale et environnementale. Et d’évoquer les entrées de villages alsaciens dont l’identité à été dévorée par « les zones d’habitations multicolores partout identiques ». Un projet artistique portant sur le sujet est en cours.
Nicolas Grun et Pierre Laurent, diplômés de l’École nationale supérieure d’Architecture de Strasbourg, saluent une institution « ouverte d’esprit » qui leur a permis « de toucher et goûter à tout. Lorsqu’on nous proposait des ateliers où il s’agissait d’aller se peler dans la forêt du Landau pour faire du land art avec des branches, on prenait ! » Issus du collectif d’ar[t]chitecture 3RS, « un peu en sommeil depuis quelques temps », ils ont fondé Les Nouveaux Voisins (LNV) en 2011. Les deux architectes travaillent à la rénovation, l’extension et la construction d’immeubles ou de maisons individuelles comme celle, sculpturale et cubique, actuellement en cours de chantier à Truchtersheim. Ils passent également beaucoup de temps à répondre à des appels à projets plastiques. Avec une prédilection pour le bois, matériaux peu onéreux, qui se travaille très bien avec « deux visseuses et une scie à main », ils érigent des installations souvent « praticables » (biennale de mobilier urbain Forme publique à Paris, Nuit Blanche d’Amiens…), durables ou éphémères. « Nous ne ressentons aucune frustration quant aux interventions temporelles : ce sont des éléments qu’on pose et qui viennent revitaliser l’urbain ou le paysage un temps donné, de petites pépites qu’il faut s’empresser de voir car elles sont vouées à disparaître. »
Transmettre l’émotion
LNV planchent également sur des projets pérennes. En 2013, ils sont arrivés seconds (sur environ 300 candidats du monde entier), à un concours pour un monument voué à se trouver sur le parvis de l’ONU à New York. Le duo est allé sur place défendre sa structure / sculpture, une maquette de 50 kg dans sa valise : son Mémorial d’Ébène se composait de deux murs de bois entre lesquels le passant aurait circulé, découvrant les grandes dates marquant l’histoire de la traite des esclaves. En avançant dans ce couloir de mats d’ébène brûlés (« le matériaux le plus précieux d’Afrique que l’on a expressément dégradé »), le visiteur, mal à l’aise, aurait eu un sentiment d’oppression, LNV aimant faire ressentir l’espace, « vivre par le corps ce qu’[il] essaye de dire par les mots. Nous essayons de mettre le corps en action pour que le message sensible soit mieux compris. La visite du Musée juif à Berlin, réalisé par Daniel Libeskind, nous a profondément marquée, car l’architecture en elle-même fait sens. » Nicolas et Pierre évoquent également Peter Zumthor, prix Pritzker 2009, qui « joue sur les ambiances et les matériaux d’une manière très rigoureuse pour faire naître des sensations », ou le plasticien Op art Soto et ses « architectures pénétrables ».
Plus léger, l’an passé, LNV ont réalisé Bio-top pour Géotopia, site dédié à la nature et à l’environnement situé à Mont-Bernenchon (Pas-de-Calais). Répondant à la thématique de l’agriculture familiale, Nicolas et Pierre ont inventé une sorte de cabane recouverte de PVC ondulé (comme les serres), petite maison bienveillante en bois massif abritant des sièges (sortes de balançoires) et une table autour de laquelle on s’assoit et à partir de laquelle on va cueillir directement le fruit de sa récolte pour le consommer. Un édifice de jardin avec des plantes aromatiques au-dessus de sa tête et des plants de tomates à ses pieds. Ici encore, les sens sont mis en éveil et le corps en action. Citons également les Observatoires (deux versions ont été réalisées, pour les festivals Terre Art’ère de Plérin et Alios à La Teste de Buch), promontoires rouges équipés de jumelles, sortes de parodies d’équipement d’urgence permettant – de manière absurde – de surveiller l’arrivée de tsunamis, en haut de cinq ou six marches. « L’architecture doit transmettre de l’émotion », affirment-ils en chœur, même par le biais de l’humour.