Günter Grass & Calcutta
Une des séries de dessins de Günter Grass, exposées au musée Würth, reflète le lien qu’il entretient avec Calcutta. Lors de sa venue à Erstein, nous avons rencontré le Prix Nobel de littérature 1999 pour évoquer cette relation singulière.
Après la guerre, Günter Grass commença une formation de tailleur de pierre avant de fréquenter l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, puis d’étudier la sculpture à Berlin. De cette instruction artistique initiale demeure un lien indissoluble entre dessin et écriture qui, pour lui, procèdent du même geste : « Aujourd’hui encore, tout commence parfois par un dessin qui se développe pour se métamorphoser en texte. Mon œuvre est un dialogue permanent entre les deux ».
Dessiner Un des cycles présentés, Zunge zeigen, a été composé suite à un voyage à Calcutta de plusieurs mois, entre août 1986 et janvier 1987. « Je voulais changer de point de vue, tenter de laisser de côté l’européocentrisme » explique Günter Grass, avant d’ajouter : « L’expérience fut bouleversante. Elle a encore des répercussions aujourd’hui, puisqu’il m’est devenu impossible de considérer ce qui se passe en Europe sans le mettre en relation avec le monde entier ». Ce n’était pas la première fois qu’il mettait les pieds en Inde. Déjà au milieu des années 1970. On trouve ses impressions dans Le Turbot : « Calcutta, cette ville friable, teigneuse, grouillante qui mange ses propres excréments a choisi la gaieté. Elle veut que sa misère – et partout la misère pourrait être photographiée – soit d’une affreuse beauté : la décrépitude masquée de panneaux-réclame, le pavé défoncé, les perles de sueur qui forment le total de neuf millions ». Tirer la langue est un étonnant mélange : journal, poème et dessins (tendance expressionnisme inspiré et foutraque) forment un carnet de bord adapté à une ville « où le style colonial britannique est encore très apparent, mais où, déjà à l’époque, près d’un tiers de la population vivait dans des bidonvilles ». Misère. Pollution. Surpopulation. Calcutta est un chaos où l’artiste allemand peine à trouver ses repères. Le dessin sera sa bouée de sauvetage : « Les mots me fuyaient. Jamais dessiner ne m’est apparu aussi nécessaire. C’est tellement différent de la photographie, où l’on fait “clic” une seule fois. Dessiner implique une observation longue et précise, une volonté de percevoir la réalité. Il s’agit d’une discipline sévère qui m’a, peu à peu, permis d’aller vers le texte ».
Écrire Dans les méandres de la cité, il choisit de prendre Kali comme guide, « la déesse de la destruction et de la fécondité », qui, un jour, ivre de colère, a souhaité trancher la gorge de Shiva, son époux. Réalisés à l’encre de seiche, ses dessins laissent presque toujours une place à la “divinité noire”. Sur les feuilles de papier, les mots semblent se fondre dans les méandres bordéliques des bicoques branlantes collées les unes aux autres, créant d’intenses entrelacs venant célébrer les noces du verbe et du trait. Entre mythe et réalité, Günter Grass questionne le confort de l’homme occidental : « Certains vivent dans les ordures et grâce aux ordures. Lorsqu’on permet à ces petits chiffonniers d’aller à l’école, il faut voir quel enthousiasme ils déploient pour apprendre. Je pensais alors à mes enfants, se plaignant pour des broutilles, ne comprenant même pas que c’est un privilège de pouvoir étudier ». Autour du récit onirique, c’est à des réflexions d’essence politique que nous invite l’écrivain pour qui l’expérience indienne fut et demeure un choc. Depuis, il est retourné à Calcutta. En 2005. Qu’est-ce qui a changé ? « Entre mes deux voyages, le nombre d’habitants du pays est passé de 700 millions à un milliard. En Europe, nous avons du mal à prendre conscience de tels chiffres. Le chaos reste complet. Les bidonvilles existent toujours… Ils ont juste été déplacés vers des zones plus périphériques. » Pas d’évolution, en somme… Günter Grass évoque la prise de conscience politique de ceux qui sont au plus bas de l’échelle, les intouchables, qui a permis au modéré Parti de Congrès de se maintenir au pouvoir, un membre de leur caste, Kocheril Raman Narayanan, devenant même président en 1997 (jusqu’en 2002). Une lueur d’espoir ?
03 88 64 74 84 – www.musee-wurth.fr