Les longues marches
Légende du cinéma mondial, Werner Herzog était à Strasbourg, invité par le festival Augenblick. Dans sa suite de l’hôtel Maison rouge, au cours d’un long entretien hors des sentiers battus, il s’est confié.
Vous avez parcouru de vastes étendues à pied. Que signifient ces marches pour vous ? Est-ce un geste poétique ? Vous savez, je suis aussi paresseux que tout un chacun, mais sous certaines “constellations” de mon existence, je suis parti à pied. Ces marches ressemblaient plus à des pèlerinages qu’à des randonnées. C’est difficile à expliquer, mais beaucoup de choses importantes de ma vie sont advenues à pied. Lorsqu’on marche, le monde se donne réellement, se révèle à vous.
En 1974, vous êtes parti de Munich pour rallier Paris… J’ai appris que mon amie Lotte Eisner était très malade, aux portes de la mort et me suis dit que si j’allais lui rendre visite à pied, elle s’en sortirait. Je suis parti sans en parler à personne, convaincu qu’elle allait vivre. Je ne suis pas superstitieux mais sentais – même si ça paraît complètement fou et totalement irrationnel – que ce pèlerinage d’un million de pas allait la sauver. Cela ressemblait à une incantation.
Dans le livre Sur le chemin des glaces uue vous avez tiré de cette expérience, vous racontez que vous vous introduisiez par effraction dans les résidences secondaires… Dans les Vosges et la Forêt noire, je l’ai fait souvent. Ailleurs aussi, du reste, plus tard. J’ai toujours sur moi des instruments chirurgicaux pour entrer dans les bâtiments fermés, parce que je ne veux rien casser. Il est naturel de pouvoir passer la nuit dans des maisons de campagne inhabitées pendant onze mois de l’année. Avoir un toit au-dessus de la tête est un droit naturel. À l’époque, l’hiver était en outre venu très vite avec des tempêtes de neige et de pluie et des vents à 150 km/h.
Que pensez-vous d’Ernst Jünger qui parlait d’un “recours aux forêts” comme d’une manière de se livrer à « l’examen de la liberté de la personne dans le monde » ? C’est une idée intéressante, même si je ne connais qu’Orages d’acier de Jünger, un texte où il décrit l’apocalypse comme personne ne l’avait fait avant lui dans la littérature. Il faut néanmoins toujours être très prudent avec les forêts : dans l’idéologie nazie existait en effet cette représentation fictive de la forêt allemande, vue comme une entité archaïque, même si évidemment on ne peut assimiler Jünger au national-socialisme. Il était trop intelligent…
On connaît votre passion pour l’opéra, mais êtes-vous aussi sensible à la figure du Wanderer qui irrigue bien des Lieder de Schubert ou de Schumann ? Ce n’est pas une musique qui me “parle”. Ce sont plutôt les poètes qui me fascinent : Hölderlin qui se rend de Bordeaux à Tübingen et devient fou sur le chemin, Jakob Lenz, Robert Walser – qui meurt au bout d’une promenade dans la neige – ou Quirinus Kuhlmann, un poète de la période baroque que plus personne ne connaît, un mystique et un explorateur des frontières de la langue. Tous marchaient beaucoup et me sont proches. Dans les Vosges, je me suis retrouvé à Fouday, à l’endroit évoqué par Büchner dans sa nouvelle Lenz. Nous avons ainsi marché quelques kilomètres sur les mêmes chemins.
Expérience métaphysique, marcher est aussi un moyen de percevoir physiquement le monde qui nous entoure… C’est ce que j’essaie d’apprendre aux élèves de la Rogue Film School en leur disant deux choses : lisez, lisez, lisez et faites un grand voyage à pied. Vous apprendrez plus que dans tous les cours possibles et imaginables. Cherchez un refuge pour la nuit, toquez à la porte d’une ferme et demandez si vous pouvez dormir dans le foin.
Ne trouvez-vous pas que votre cinéma est aussi très physique ? D’une certaine manière oui. Mon cinéma est toujours du “cinéma à pied”.
Des films comme Aguirre ou la colère de Dieu (1972) ou Fitzcarraldo (1982) sont-ils encore possibles aujourd’hui ? Il n’était pas davantage possible de les faire à l’époque qu’aujourd’hui [rires]. Personne ne croyait qu’ils étaient réalisables. Aguirre avait un budget de 360 000 dollars et c’était un film pour lequel on aurait eu besoin de 50 ou 60 millions ! Fitzcarraldo aussi était impossible. Même avec 100 millions, les grands studios ne voulaient pas s’y risquer parce que l’argent ne garantit pas qu’un bateau puisse passer par-dessus une montagne. Ce n’était pas faisable, mais nous l’avons fait !
Un autre de vos livres se nomme Conquête de l’inutile. Il prend la forme du journal de tournage Fitzcarraldo, mais qu’est-il en réalité ? C’est le rêve d’un homme qui a la fièvre, dans la jungle. Un délire. Personne n’écrit comme cela aujourd’hui. Je suis très heureux d’avoir couché ces choses sur le papier. Encore plus heureux que ma femme m’ait poussé à les publier, à déchiffrer, des années après, cette écriture microscopique, uniquement lisible avec une loupe grossissante de joaillier. Mes textes survivront à mes films, j’en suis persuadé. Ce n’est pas qu’ils soient meilleurs, c’est simplement ainsi. Je le sais au plus profond de moi.
Le premier coffret DVD d’une série de quatre dédiée au cinéaste vient de paraître chez Potemkine (59,90 €) – www.potemkine.fr
www.wernerherzog.com