Le Vagabond solitaire

Ancien élève de l’École du Théâtre national de Strasbourg, Guillaume Delaveau revient dans la capitale alsacienne créer Ainsi se laissa-t-il vivre. Une variation autour du grand écrivain suisse Robert Walser (1878-1956) à partir d’un montage de textes dressant, en creux, un portrait sans concession du poète.

Aimer Walser c’est tout autant être fasciné par l’œuvre, sa précision et son exquise simplicité, que par sa trajectoire de vie assez incroyable ?
Oui, même si personnellement je suis entré dans son univers par ses écrits. Très vite je me suis renseigné sur sa vie mais c’est le romancier et nouvelliste, le poète qui m’ont séduit. Sa biographie est à la fois saisissante et fascinante, très romanesque. Une grande partie de son œuvre se construit sur elle. Presque tous les fragments que j’ai collectés pour créer cette pièce sont des autofictions : cette confusion entre son œuvre et sa vie me porte depuis le début. J’aimerais partager la manière dont une vie se construit sur une carrière qui se déconstruit et d’où jaillit une œuvre.

Walser a très peu côtoyé les artistes de son temps, même lors de son époque berlinoise. Il n’a eu de cesse de vivre une vie commune, travaillant dans une banque, comme domestique dans un château, nourrissant ainsi son œuvre…
Au tout début, il vient à Berlin chez son frère, très intégré dans le milieu artistique puisqu’il est décorateur pour l’un des grands metteurs en scène de l’époque. Il l’introduit, fait deux romans qui marchent bien, côtoie Wedekind, échange avec le milieu viennois… Walser essaie de s’intégrer, ce n’est pas un rustre. Il est simplement ingérable, l’alcool jouant beaucoup. Il n’a pas les codes, dérange. Tant qu’il a du succès ça va mais son troisième roman, L’Institut Benjamenta, est un fiasco. Il commence alors à s’exclure. S’ajoute à cela un processus similaire à celui de Van Gogh dans sa relation avec son frère qui se marie. Leur colocation se termine. Cela contribue à l’isoler et correspond à l’époque où il abandonne le roman.

Ainsi se laissa-t-il vivre, photo de répétition © Benoît Linder

La liberté de l’artiste et cette difficulté pour un poète comme Walser de la conserver est-elle centrale dans votre pièce ?
C’est la préoccupation essentielle de tout artiste. Les autres reconnaissent et admirent cela, sa liberté qui s’accompagne de sacrifices. Walser entre en asile psychiatrique en 1933, séjour qu’on lui propose car il perd pied mais il n’en sortira plus. Dans un courrier il explique avoir alors arrêté son œuvre car « un poète ne peut écrire qu’en étant un homme libre ».

Les biographes évoquent une profonde psychose, caractérisée par une schizophrénie, comme d’autres artistes avant lui…
Il est diagnostiqué schizophrène, entretenant un rapport plus que trouble avec la réalité. Il n’a guère été soigné mais a échappé, contrairement à Artaud, aux électrochocs. Le processus est le même : il est isolé, abruti par le travail et vit dans des conditions matérielles déplorables.

Les longues balades dans la nature sont importantes pour lui. Une forme d’épuisement et de retour aux sources recherché loin du monde à tel point qu’on parle de vagabondage…
Ses promenades sont compulsives mais constituent aussi une méthode de travail. Au bout du compte, il poursuit un rêve impressionniste : comme les peintres sont sortis des ateliers pour partir dans la nature avec des chevalets, lui s’est dit j’arrête le bureau, le roman et je vais dans la nature écrire des nouvelles avec mes impressions. Même lorsqu’il développe sa technique de crayon sur papier, écrivant ce qu’on appelle aujourd’hui ses Microgrammes[1. Des fragments de textes écrits de manière minuscule sur des petits bouts de papier], il n’est pas dans la folie. En pleine nature, il est extrêmement difficile de travailler à l’encre de chine et d’écrire avec le vent. Il s’adapte et désacralise le geste de la belle écriture associée à son travail de commis de notaire remplissant des registres entiers de comptes.

Ainsi se laissa-t-il vivre, photo de répétition © Benoît Linder

Ses Microgrammes sont composés dans le plus grand secret, pour lui seul, comme à l’écart du monde…
Il a créé du mystère. À force de cheminer avec lui depuis 2011 pour créer cette pièce, je commence à le comprendre. On ne sait pas pourquoi il les a écris si petit par exemple. Nous esquissons un début de réponse à cela comme une contre-proposition du monde de l’édition. C’est l’exact inverse de la duplication, reliée et transmissible du livre à grande échelle. Comme on n’édite plus ni ses livres, ni les feuilletons qu’il plaçait régulièrement dans les journaux, le microgramme dans une graphie unique est une nouvelle qui ne peut être éditée. Il fait œuvre de son humiliation, la renverse. Ce n’est pas un geste ni un travail de folie ou de névrose, mais un acte de création choisi en contrepied au monde littéraire. Celui-ci se l’arrache aujourd’hui car les microgrammes sont des objets plastiques et artistiques incroyables.

Avec vos comédiens, vous avez dû vous méfier de la fascination romantique qui accompagne les “poètes maudits” ?
Je souhaite justement faire entendre qu’il n’est pas maudit. C’est un processus, des rapports, ses interlocuteurs, sa propre intransigeance qui construisent une défaillance. Walser en est son propre artisan aussi ! Nous nous méfions de l’écueil que vous décrivez en nous consacrant à son choix, dans la seconde partie de sa vie, d’effacement et de rapport profond à l’abnégation plutôt que de développer l’idée qu’il serait assommé par le seul échec de sa carrière.

Le titre de la pièce Ainsi se laissa-t-il vivre, l’une des dernières phrases de Lenz de Büchner, est utilisée par Walser à de nombreuses reprises. Elle rend compte de son choix : celui d’être libre…
Tout à fait et par rapport aux romantiques allemands du XVIIIe siècle, Walser tord le cou à ce processus de destruction. Il doit cela à la grande ironie qui le caractérise, totalement absente chez eux. La matière est pesante, l’émotion convoquée énorme mais nous sommes capables de l’encaisser grâce à cela.

Il y a un paradoxe à être psychotique tout en étant capable d’une distance dans ses écrits qui l’aide à vivre avec sa bile noire…
Il se fait rattraper mais je ne sais pas jusqu’à quel point il est conscient de son état. Il exprime ce qu’on nomme aujourd’hui une certaine bipolarité. Le contexte joue aussi, on l’oublie trop souvent : l’Allemagne est touchée par la crise de 1929 et va sombrer dans le fascisme. Walser n’est pas un cinglé dans une période prospère ! Tout s’effondre aussi autour de lui, dans le nationalisme et l’antisémitisme.

Sur scène, six comédiens interprètent Walser à différents âges…
Le gros du travail réside dans les incarnations de chacun sur des projections les uns des autres, le dédoublement de personnalités, les divers degrés de narration qu’il pose : Walser écrit une nouvelle dans laquelle un poète écrit lui-même sur un poète écrivant dans une mise en abîme permanente de sa propre figure. De quoi faire du théâtre à l’infini pour nous ! Cela situe les acteurs à l’endroit même de leur art, dans sa plus grande difficulté puisqu’il faut multiplier les états sans crescendo vers une crise comme c’est souvent le cas au théâtre. Ici, la narration ramasse tout, tout le temps.

Ainsi se laissa-t-il vivre, photo de répétition © Benoît Linder

Une seule comédienne joue toutes les figures féminines que Walser a côtoyé : muse, prostituée, sœur, logeuse… Quelle a été la réalité de ses amours ? Les a-t-il fantasmées ou vécues ?
On sait qu’il avait un problème avec cela. Son premier choc est celui du rapport à sa mère, très complexe. Le second est un premier amour qui le laisse éconduit, à peu de temps du mariage avec une institutrice. Le traumatisme est réel d’autant que la rivalité avec son frère est difficile : pour lui tout marche avec les femmes et dans son travail… On sait aujourd’hui que Walser n’a jamais eu de relation charnelle avec une femme. Il n’est pas question d’homosexualité mais d’un empêchement. Il serait donc asexué. J’ai donc choisi une seule comédienne comme une figure intouchable, idéale, qui fait sans cesse rebondir sa vie. Quand le corps ne peut pas s’exprimer, la frustration fait des dégâts sur l’équilibre.

Walser meurt d’épuisement au cours d’une longue balade dans la neige. Une forme de suicide comme Jack London ?
Il meurt à 78 ans. Il a eu, bien avant, de nombreux rendez-vous avec le suicide. Il admirait Kleist et aurait pu, comme lui, se brûler la cervelle. Sa disparition ce 25 décembre 1956, dans la neige, au cours d’une promenade, correspond au texte final qui s’appelle Neiger, écrit en 1920, dans lequel il raconte la mort de quelqu’un sous la neige. C’est quand même fort de café ! Je me dis qu’il a l’âge de mourir, son corps est fatigué et peut-être décide-t-il de ne pas rentrer. Je peux imaginer qu’il choisit le contexte de sa mort.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg (espace Grüber), du 4 au 16 novembre
03 88 24 88 00 – www.tns.fr

Projection de L’Institut Benjamenta des frères Quay, samedi 8 novembre (16h) au cinéma Star, suivie d’une rencontre avec Guillaume Delaveau
www.cinema-star.com

À Besançon, au CDN Besançon Franche-Comté, du 9 au 11 décembre
03 81 88 55 11 – www.cdn-besancon.fr

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