À la Fondation Beyeler, les « tableaux photographiques » de Jeff Wall offrent leurs captivantes énigmes au regard.
L’événement est de taille : en réunissant 55 œuvres de Jeff Wall, soit un quart de son corpus environ, cette rétrospective fait dialoguer des compositions, le plus souvent de grand format, mélangeant les médiums – diapositives dans des caissons lumineux, tirages argentiques ou numériques – et les époques. Certains de ses « tableaux photographiques » entrent en résonance avec l’histoire de l’art, que ce soit de manière manifeste – A Sudden Gust of Wind (after Hokusai), relecture, en 1993, d’une célèbre gravure du maître japonais – ou plus indirecte, comme le très vermeerien Mother of pearl (2016). Mais là n’est pas l’essentiel… Dans des mises en scène le plus souvent construites à l’extrême, saisissant l’instantanéité (l’iconique Milk en est une parfaite illustration, en 1984), l’artiste canadien se glisse dans les plis du réel, faisant naître le trouble dans l’esprit du regardeur. Ainsi, Pair of Interiors (2018) est-il un monumental diptyque représentant un couple à l’air absent. Pyjama violet, pour lui. Robe de chambre vieux rose, pour elle. Les canapés sont grèges. Les meubles d’une élégance massive, un peu (com)passée. Le côté vaguement oppressant de l’affaire est renforcé par un éclairage blafard. À y regarder de plus près cependant, la similitude n’est que de façade : les protagonistes sont différents, les intérieurs aussi. Ce décalage ouvre des abîmes. Est-ce une métaphore de l’uniformité de l’esthétique bourgeoise ? Un questionnement sur l’inquiétante étrangeté de la banalité ? Une invitation d’essence contemporaine faite à affûter son regard pour distinguer le vrai du faux ?
Jeff Wall nous place face à des énigmes, explorant les frontières entre hasard et construction dans des compositions intrigantes, éminemment cinématographiques, aux strates multiples. Bouleversant le réel, l’artiste installe subrepticement des anomalies dans notre quotidien, comme s’il en faisait ressortir les angoisses secrètes : peur de la solitude, inquiétude face à des sociétés fracturées par le racisme et les inégalités… Sa narration se fait tantôt métaphysique – le triptyque I Giardini / The Gardens (2017) –, tantôt plus frontale, à l’image du regard de dingue du personnage couché au sol dans Insomnia (1994), évoquant curieusement Shining de Stanley Kubrick, ou d’Overpass (2001). Si la gamme chromatique utilisée rappelle Le Pont de l’Europe de Caillebotte, le propos, pour sa part, emporte irrésistiblement vers la question terriblement actuelle des migrations. Dans un monde sursaturé d’images, de plus en plus incertaines et trompeuses, les œuvres mystérieuses de Jeff Wall font décidément un bien fou…
À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle) jusqu’au 21 avril
fondationbeyeler.ch
> Visite guidée en français les 10/03 & 07/04