Le poète des déchirures du siècle
Traducteur et ami de Heiner Müller, le metteur en scène Jean Jourdheuil s’attaque au Philoctète[1. Jean Jourdheuil a traduit Philoctète avec Jean-Louis Besson aux Éditions de Minuit, en octobre 2009] écrit entre 1958 et 1964 par le dramaturge allemand. Rencontre autour du drame réunissant Philoctète, blessé, banni et abandonné par les Grecs sur une île, le stratège Ulysse et le jeune Néoptolème, chargés de le ramener se battre à Troie.
Vous avez monté Mauser et Hamlet-Machine (1979) mais aussi Le Cas Müller en Avignon (1991). Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de mettre en scène Philoctète ?
Les choses ont beaucoup changé pour – et autour – de Heiner Müller avec la chute du Mur de Berlin. La réception de ses pièces était jusqu’alors très politique, elles étaient comprises comme un affrontement Est/Ouest. La période 1990-1995 fut la plus difficile pour lui qui avait été l’une des grandes figures critiques de l’Allemagne de l’Est. Tout d’un coup, il se voyait distingué (Prix Europa) et pouvait monter ses pièces. En 1989, cette reconnaissance et ce statut l’ont conduit à devenir président de l’Académie des Arts et à prendre la direction du Berliner Ensemble, le théâtre mythique de Brecht. Il voulait ainsi sauver deux institutions menacées de l’ex-RDA. La polémique fut grande : lui qui avait eu une position si singulière depuis tant d’années (refusant la fuite à l’Ouest, critiquant le régime de l’intérieur) prenait une posture à part sur la réunification. Sa mort en décembre 1995 a, elle aussi, modifié notre manière d’appréhender et de penser son œuvre qui est passée d’un espace politique à un autre (du socialisme au libéralisme), de textes contemporains à la postérité. C’est en entendant la lecture de Quartett au Festival d’Avignon en 2007 par Jeanne Moreau et Sami Frey, que m’est venue l’envie de m’y atteler. L’impressionnante écoute du public révélait des qualités littéraires qu’on retrouve dans Philoctète.
Vous parlez, à propos de ce texte, d’un palimpseste. Le « cannibalisme littéraire » de Heiner Müller rend la pièce de Sophocle plus radicale. Dans quelle mesure le contexte de son écriture (édification du Mur de Berlin, censure…) l’a-t-il influencée ?
Heiner Müller ne respecte pas les conventions auxquelles se pliait Sophocle : happy-end final, intervention divine d’Héraclès… Il les supprime, comme le chœur, créant ainsi les conditions d’un travail littéraire personnel bien plus influencé par le vers shakespearien que par les Grecs. Son Philoctète est la rencontre entre cette démarche et sa situation personnelle : dix années d’ostracisme. La radicalité découle de l’analogie entre sa situation et celle de Philoctète, exclu et critique, même si c’est Ulysse qui lui correspond le plus car, comme lui, il ne croit pas en l’individualisme.
Le dramaturge a la volonté de problématiser les raisons conduisant à l’exclusion et à la réinsertion de Philoctète, personnage qui détient l’arme absolue avec l’arc d’Héraclès. En point de mire, le régime socialiste et son lot d’exclusions, de réintégrations. Il se substitue à Sophocle tout en utilisant ses personnages et sa situation.
L’actualité de la pièce réside-t-elle dans les parallèles que l’on peut effectuer entre les enjeux mêlés pour Müller de la Guerre de Troie et de la Seconde Guerre mondiale et les conflits (ou menaces de conflits) armés actuels ?
Dans les années 60, l’arc d’Héraclès est évidemment associé à la bombe atomique. Dans cette décennie les hypothèses révolutionnaires du tiers-monde existent encore. Aujourd’hui, le contexte a changé. Nous sommes détachés d’éléments biographiques de Müller qui se retrouvent dans la pièce : sa femme, Inge Müller, se suicide en 1966 et l’on retrouve la pesanteur de ce contexte, par allusions, dans les désirs d’en finir de Philoctète.
La pièce m’intimidait littérairement, j’avais besoin de temps pour appréhender Heiner Müller comme figure littéraire. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1976. L’ambiance de surveillance Est/Ouest était pesante et j’étais frappé par l’étonnante modernité des textes écrits à l’époque. Je rencontré Heiner juste après l’affaire Biermann[2. En 1976, après un concert à Cologne, le poète et chanteur Wolf Biermann est déchu de la nationalité est-allemande et n’est pas autorisé à rentrer en RDA. Cela entraînera de nombreux exils d’artistes et une surveillance accrue, par la Stasi, des milieux artistiques] ou quantité d’intellectuels sont devenus suspects et hyper surveillés. Dans ce contexte, Hamlet-Machine (1979) était d’une audace incroyable. Müller fut d’ailleurs considéré comme post-moderne à partir de là. Le Théâtre de l’Europe m’avait proposé de mettre en scène Quartett. J’ai dû refuser car j’avais accordé oralement la pièce à Patrice Chéreau. J’ai donc proposé un portrait de Müller avec un atelier de traduction collectif. Cela donna quatre soirées consacrées à Müller qui est lui-même venu sur la scène du Petit Odéon pour Heiner Müller, de l’Allemagne. J’ai essayé de traduire et de monter les pièces les plus récentes, faisant en sorte que d’autres metteurs en scène puissent les monter.
Pour la scénographie et les costumes, vous avez fait appel à Marc Lammert qui avait travaillé avec Müller à la fin de sa vie. Au paysage dévasté et chaotique de la mise en scène de Mattias Langhoff en 1994, vous avez préféré l’épure d’un décor constitué d’un unique rectangle creux…
J’ai connu Marc Lammert en 1996, montant avec lui Germania 3, Les Spectres du Mort-homme à Lisbonne. Dans Philoctète, l’ambiguïté du début de la pièce fait qu’on ne sait pas s’il est encore vivant ou si l’île de Lemnos est son tombeau. La désignation de l’île évolue sous la plume de Müller passant d’un élément naturaliste (juste une île) à un jeu sur les mots (île, caverne, tombeau). C’est pourquoi nous avons choisi cet élément anguleux et oblique qui peut tourner. Lorsque cette structure est face au public, elle est comme un autel. La littérature ouvre des espaces d’imagination et d’associations lorsqu’on ne dicte pas l’analyse au spectateur. Si Brecht indique au public ce qu’il doit penser, Müller a tendance à affoler et à perturber la compréhension du spectateur. C’est là que je veux me situer.
L’action se fait par les mots. Quel travail particulier la dimension du langage revêt-elle avec les comédiens dans l’approche des personnages et de leur interprétation ?
La langue de chacun des personnages est fondamentale. Philoctète passe du grognement au pathétique pour dire sa haine et sa colère. Pour Ulysse, le langage doit être une arme alors que chez Néoptolème, les mots permettent de dire la vérité. La pièce commence avec Ulysse et Néoptolème découvrant la tanière de celui qu’ils souhaitent convaincre de rentrer avec eux. Néoptolème reste seul pour négocier. Une trappe s’ouvre, découvrant Philoctète. Nous avons très rapidement supprimé tout accessoire d’époque (épées et autres) qui aurait fait “cour d’école”. La tentative de jouer avec un véritable arc s’est avérée ridicule. Notre idée a été de transposer cette arme absolue. Debout dans sa trappe, Philoctète est comme un soldat dans la tourelle d’un char. C’est venu au cours des répétitions, en voyant Maurice Bénichou y trôner. Cela crée une sorte de mystère qui structure l’espace dédié à Philoctète et induit une relation à l’espace différente pour chaque acteur. Face à ce danger, Néoptolème évolue sur les bords du promontoire, à distance de l’ennemi. La relation de jeu entre Philoctète et le décor permet une lecture symbolique du spectateur.
Heiner Müller attachait une grande importance à la réception de sa pièce, à l’analyse des metteurs en scène. Considérer, pour un auteur, que l’élucidation des tenants et aboutissants de son texte et de sa dramaturgie sont à rechercher après son écriture est une posture peu répandue, mais extrêmement intéressante…
Il pensait que la pièce finit par être plus intelligente que son auteur qui s’est aventuré dans des choses inconnues. Nous sommes prisonniers de la mode et des discours de notre époque. Müller était imprégné du discours stalinien et il choisit, en plus, d’écrire dessus. On lit dans son style l’influence des poètes qu’il affectionne : Ceylan, T.S. Eliot, Hölderlin, Ezra Pound… L’écriture est une manière de partir à la découverte d’un monde inconnu, le refus d’une conception instrumentale du langage. Il s’apercevait de la pauvreté de certaines interprétations de son texte (Ulysse pensé à l’Ouest comme symbole du stalinien, identification de Müller au personnage de Philoctète…). Pour lui, Ulysse est tragique. C’est le personnage clé. Müller abolit le privilège qui fait de Philoctète le seul protagoniste. Il se met donc à distance de ce personnage qui, esseulé, est incapable de revenir à un point de vue commun, de voir l’intérêt général.
Nietzsche dit qu’on peut prendre un système philosophique, le casser en morceaux et le reconstruire. C’est exactement le geste de Müller qui casse et réécrit dans une attitude expérimentale, un saut vers l’inconnu. Il possède la netteté des mots du poète, pas de la signification.
Heiner Müller a écrit : « Philoctète est le négatif d’une pièce communiste »[3. Heiner Müller, Lettre au metteur en scène de la 1re représentation de Philoctète en Bulgarie au Théâtre dramatique de Sofia, 1983, in Philoctète, 2009, éditions de Minuit]. Peut-on chercher à comprendre cette phrase en la rapprochant de ce qu’il disait de la RDA : « Nous n’étions que le négatif du capitalisme, pas son alternative… »[4. Colette Godard, Le Monde, 2 février 1996] ?
La RDA était le négatif photographique du capitalisme et Müller est clair sur le fait qu’il n’y avait rien à en attendre. Sa défense du Berliner Ensemble et de l’Académie des Arts a été très critiquée. Pourtant, dès Hamlet-Machine, il montre que le communisme est mal en point. Mais savoir qu’il était vaincu ne l’a pas empêché de se battre. En rentrant des États-Unis, le choc avait été énorme. Mais savoir qu’il était vaincu ne l’a pas empêché de se battre. Il ne lui était pas possible de dire à l’Ouest que l’Est était foutu sinon il n’aurait pu rentrer ! Il a fait le choix de tirer le maximum littéraire de la situation car il sentait que c’était bénéfique. Il a été dans un espace autre, une hétérotopie comme la définissait Foucault. Les États-Unis ont été un de ces espaces concrets (localisation physique de l’utopie) qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre. La Bulgarie sera une autre hétérotopie, comme la “pensée française” (Baudrillard, Derrida, Deleuze et Foucault) facilité par la réception favorable de son œuvre dans l’hexagone, malgré un Matthias Langhoff tombant dans les bras du PCF et recréant une petite RDA à Aubervilliers, position avec laquelle j’étais tout à fait en désaccord. De 1989 à 1995, il se retrouve dans le chaudron berlinois, là où tout se cristallise, lui qui était courageusement retourné à l’Est dans les années 1970. C’est l’image de lui à Berlin qui prédomine aujourd’hui dans l’esprit des gens.
En faisant abstraction de ce long compagnonnage avec Müller, que recherchez-vous, aujourd’hui, dans cette pièce ?
Arracher l’œuvre à son contexte, voir ce qu’il advient de ce texte aujourd’hui. Je souhaite situer Philoctète au ciel de la littérature, voir avec quelles œuvres elle résonne. Ma constellation d’auteurs au XXe siècle se compose de Brecht, Beckett, Genet et Müller. Autant de planètes littéraires incontournables et spécifiques. Müller m’intéresse dans ce jeu de relations.
03 88 24 88 00 – www.tns.fr
Projection de deux films sur Heiner Müller (Die zeit ist aus den fugen, 1990 & Je ne veux pas savoir qui je suis, 2009) à l’auditorium du MAMCS, samedi 27 mars 2010 à 14h30 – En présence de Chistophe Rüter, Jean Jourdheuil et Emmanuel Béhague de l’Université de Strasbourg – Réservation au 03 88 24 88 00