DOSSIER VILLE[S] EN-JEU[X]

Neuf institutions strasbourgeoises proposent un temps fort questionnant les enjeux urbains actuels en confrontant les préoccupations d’artistes européens et africains. Tour d’horizon de Ville[s] en-jeu[x], entre rencontres, résidences, expositions, spectacles et performances.

Alors que la France célèbre la Saison sud-africaine[1. www.france-southafrica.com], deux réseaux s’unissent pour offrir un espace de réflexion et de production artistique au cœur de la ville. D’abord, Play>Urban, laboratoire de recherche de la Haute École des Arts du Rhin (Hear), issu de l’atelier de Scénographie qui a multiplié les partenariats avec des écoles d’art d’Afrique. Kinshasa, Dakar ou encore Johannesburg furent, depuis 2003, des lieux de résidences croisées entre artistes et étudiants des deux continents explorant et expérimentant des territoires et les modes de vie qu’ils génèrent, pour y inscrire des pratiques artistiques et spectaculaires qui questionnent la dimension d’espace commun, de vivre ensemble : l’émergence des mégalopoles, le développement multipolaire ou encore les perspectives offertes par les nouvelles technologies. Un an après une résidence à Johannesburg[2. Voir Belleville / Johannesburg 2.0 dans Poly n°154], vingt-cinq étudiants de la Hear et de la Wits School of Arts de Johannesburg participent à un workshop de contamination de l’espace urbain à Strasbourg, du 30 septembre au 19 octobre.

© Play>Urban

À cet axe Nord-Sud, s’ajoute celui, Est-Ouest, du réseau européen Second Cities – Performing Cities[3. Le Hellerau – centre européen des arts de Dresde (Allemagne), la Kaserne de Bâle (Suisse), le Ringlokschuppen de Mülheim an der Ruhr (Allemagne), le Théâtre et Auditorium de Poitiers, le Spring – Performing Art Festival d’Utrecht (Pays-Bas), le Theatr Laznia Nowa de Nowa Huta (Pologne) et Le Maillon (Strasbourg) – www.performing-cities.net] qui regroupe sept lieux de spectacle vivant en Allemagne, Suisse, France, Pays-Bas et Pologne. « Dans ces localités “secondaires” – aucune n’est une capitale nationale – l’objectif est de replacer la question de l’art dans la ville, en dehors des lieux habituels, spécialisés et bien rangés que sont nos théâtres », expose Bernard Fleury, directeur du Maillon. « Accueillons-nous vraiment toute la population comme l’ambitionnait le théâtre grec ? »

Sello Pesa © Marie Fricout

Et de poursuivre, en un développement symétrique avec les préoccupations de Play>Urban : « Nos sociétés européennes ne sont pas si pacifiées que cela. Les conflits sous-jacents refont surface et la notion même de progrès est rebattue. On chasse sous une multitude de prétextes ce et ceux qui ne sont pas conformes (clochards, gens du voyage…) dans une normalisation de la cité dont le graal consiste en des rues propres et bien pavées, surveillées de près par des caméras. Notre réflexion vise une redéfinition du rapport des artistes avec les citoyens dans les villes, mais aussi la place du corps et de l’individu. » Une remise en cause sociale et sociétale menée jusqu’à l’autocritique puisque les membres du réseau analysent aussi leur propre rôle dans la programmation, les formes retenues et le contrôle qui se joue entre structures, artistes et spectateurs[4. Écho direct au colloque de 2004, organisé par Play>Urban et Le Maillon sur le thème « Mais où vont les spectateurs ? », voir le dossier spécial paru dans Mouvement, en janvier 2005]. D’où une série de spectacles et d’interventions hors-les-murs organisée pour Ville[s] en-jeu[x] dans les rues de Strasbourg par Le Maillon, Pôle Sud, le TJP et la Hear. Avec cette conviction pour Bernard Fleury que « le théâtre et la performance viennent réparer les manquements du socle social urbain. Historiquement, la ville est le lieu même de l’accueil de l’étranger, là où est né le marché et donc la création de l’en-commun qui tend à s’effriter aujourd’hui. » Aux artistes de jouer leur rôle d’éclaireurs…

Ceci n’est pas…
Référence directe à Magritte, cette installation performative de Dries Verhoeven, choc et provoc, propose aux badauds de passage, dix tableaux se succédant, à raison d’un par jour, dans une boite de verre située place d’Austerlitz. De 15h à 20h, les rideaux en métal se soulèvent comme ceux d’un magasin ou d’un sex shop. L’on y découvre une ado (Ceci n’est pas une mère), enceinte jusqu’aux yeux, dansant dans la vitrine remplie de balles en plastique. Avec ses écouteurs et habits aux couleurs pop, elle fait des ronds de hula hoop sans cerceau. Une naine en talons rouges (Ceci n’est pas notre désir), leggins en cuir et manteau de fourrure sirotant des cocktails sur un air de clubbing, un black habillé en bouffon du roi retenu par une chaine à une cheville (Ceci n’est pas de l’histoire) qui effectue un numéro de contorsionniste en serrant le mors entre ses dents ou encore un enfant cagoulé assis sur un monceau de douilles, astiquant un énorme pistolet se révélant être un jouet (Ceci n’est pas le futur). Jeux surréalistes avec nos préjugés, nos représentations et nos tabous, l’ensemble d’images produites et de titres les accompagnant crée le trouble, chaque performeur regardant le public dans les yeux, sans ciller, multipliant poses lascives et regard de défi interrogateur : est-ce de l’art ? Une dénonciation ou de la provocation ? Sexe, violence, genre, exploitation et religion sont passés au révélateur Verhoeven.

Villes en jeu, jeux en ville

Diepkloof comme on le voit depuis l'autoroute de Soweto, 2009 © Jodi Bieber

Détournant les signes habituels des villes occidentales, la Compagnie allemande Ligna fait des spectateurs des acteurs urbains. Dans Walking the city, le public, équipé de casques audio, déambule durant une heure dans les rues, écoutant les instructions, bruits et environnements sonores spécialement conçus par les artistes pour découvrir sous un jour nouveau des lieux usuels. Une manière de dépasser les carcans normatifs, bien souvent inconscients, qui régissent nos comportements et de réapprendre à se mouvoir et arpenter l’espace public en toute liberté, loin des carcans bourgeois (image de soi, hiérarchie sociale…) depuis fort longtemps intériorisés.

Un propos politique que ne renie pas Christophe Haleb, chorégraphe d’un archipel humain questionnant les migrations et la notion d’étranger. Sur la place Kléber, les cinq danseurs de La Zouze, accompagnés par une dizaine d’amateurs, évoluent au milieu d’un paysage de formes géométriques en cartons bruts préfigurés, modelables et reconfigurables grâce à de multiples pliages. Dans Atlas but not list, la géographie d’ilots créée, écho aux cartons servants de “coupe froid” aux SDF et autres habitations précaires, permet de matérialiser et d’expérimenter d’autres manières d’être ensemble, éthiques, coopératives et solidaires.

Holdup in Hillbrow, Johannesburg, novembre 1963 © David Goldblatt

Joburg, black & white
À ces artistes européens s’ajoutent d’autres venus d’Afrique du Sud, pays au bouillonnement créatif puissant. Fidèle des événements organisés par Play>Urban, le sud-africain Sello Pesa interprétera Lime Light on Rites dans le quartier de Pôle Sud (en extérieur et dans le Studio). Danseur, performeur et chorégraphe, le natif de Soweto (South West Township) explore l’exploitation du business de la mort dans son pays. Un coup de projecteur sur l’instrumentalisation commerciale et publicitaire des rites visant certaines communautés, qui donne à penser le rapport de l’intime au collectif. La violence, comme souvent dans cette jeune société tourmentée par les fantômes du passé (l’Apartheid n’a été aboli qu’en 1991 et les premières élections libres n’ont eu lieues qu’en 1994), y éclate avec furie et soudaineté.

Majorette, Finale de a coupe à l'Orlando Stadium, Soweto (tirée de la série Particulars, 1972) © David Goldblatt

Témoins de cette histoire, les photographes sud-africains tiennent une place de choix dans ce temps fort. La galerie La Chambre marque le coup avec une triple proposition[5. Les deux premiers volets se tiendront à Strasbourg (au Maillon et à La Chambre), le troisième à La Filature de Mulhouse du 5 novembre au 22 décembre] nommée Commitment, regroupant trois générations d’artistes portant un regard engagé sur les réalités de leur pays. Au Maillon, seront réunis pour la première fois les clichés du monstre sacré David Goldblatt (93 ans) et ceux de jeunes membres de l’école qu’il a fondée, le Market Photo Workshop. Une incroyable confrontation entre les clichés noir et blanc d’un homme qui a passé plus d’un demi siècle à immortaliser les contours de Johannesburg, multipliant les portraits dans toutes les communautés (black, coloured et white, qui vivent aujourd’hui encore, séparées), témoignant des conditions de vie et de la répression de l’Apartheid ou, plus récemment, du sort réservé aux immigrants Zimbabwéens. En contrepoint, de jeunes photographes, encore enfants lors des premières élections libres, lèvent le voile sur les réalités sociales actuelles de Joburg : intérieurs pauvres fait de récup’ et dénués de tout confort d’un township, portraits de camés et de SDF blancs mais aussi des vues de ville révélant les dégâts de l’urbanisation bétonnée dans laquelle l’humain s’invente, tant bien que mal, une place.

© Mikhael Subotzky

Last but not least, La Chambre présente en ses murs une composition toute en longueur de Mikhael Subotzky. Ce trentenaire, né à Cape Town (à l’extrême sud-ouest du pays), s’intéresse aux faces sombres de la société sud-africaine, celle du crime, de la violence et de leur corolaire : l’exclusion sociale et la prison. Ses photos plongent dans l’intimité de ses sujets et dessinent un portrait coloré et multi-facettes, lieu de tous les possibles et du devenir permanent, pourvu que tout ne se gâte…

À Strasbourg, dans divers lieux, du 30 septembre au 25 octobre
www.villesenjeux.org


Résidences
PLAY>URBAN, 25 étudiants en scénographie de la Haute École des Arts du Rhin (Strasbourg) et de la Wits School of Arts (Johannesburg), en résidence du 30 septembre au 19 octobre, en dialogue avec Horizome, La ville est un théâtre et Pôle Sud – www.play-urban.org


Rencontres
Ville artistes, jeu et enjeux organisé par la Hear et le Maillon, au Maillon-Wacken, vendredi 18 octobre (11h-18h avec Stefan Kaegi, Cristina Moura, Dieter Jaenicke…) et samedi 19 octobre (10h-17h30 avec Dries Verhoeven, Sello Pesa, Androa Mindre Kolo…), entrée libre
www.villesenjeux.org
 


ville[s] en-jeu[x]

Spectacles
Ceci n’est pas… installation de Dries Verhoeven sur la place d’Austerlitz, du 10 au 19 oct. (15h-20h), gratuit
www.maillon.eu
Walking the city, déambulation urbaine de la Cie Ligna au départ du 4 rue de la Douane, les 15, 17 & 18 oct. (17h et 19h), les 16 & 19 oct. (15h et 18h) – Réservations au www.maillon.eu
Lime Light on Rites de Sello Pesa, à Pôle Sud (en extérieur et en intérieur), mercredi 16 et jeudi 17 octobre (20h30)
www.pole-sud.fr
Atlas but not list de la Cie Christophe Haleb, place Kléber (sous réserve), vendredi 18 et samedi 19 oct. (18h) en entrée libre
www.tjp-strasbourg.com

Expositions
PLAY>URBAN, restitution des résidences d’artistes mené avec étudiants de la Hear et artistes à Jo’burg, Bucarest, Kinshasa et Strasbourg, du 18 au 25 oct. au Maillon
www.villesenjeux.org
Commitment #1 (David Goldblatt & the Market Photo Workshop) organisé par La Chambre et le Maillon, du 18 oct. au 29 nov. au Maillon-Wacken
www.la-chambre.org
Commitment #2 Mikhael Subotzky, à la galerie La Chambre, du 18 oct. au 1er déc.
www.la-chambre.org

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