Aux eaux avec Rossini

Guillaume Tell © Patrick Pfeiffer

Pour célébrer ses 25 ans, le festival Rossini in Wildbad proposait une version intégrale de Guillaume Tell ainsi que Ricciardo et Zoraide, un opéra rarissime dont l’absence au répertoire est scandaleuse ainsi que quelques autres pépites. Reportage dans la ville d’eau allemande.

Il est à une petite centaine de kilomètres de Strasbourg un bijou loti en pleine Forêt Noire, que peu d’élus connaissent, y compris en Allemagne : il s’agit de Bad Wildbad, charmante station thermale discrètement enfouie dans un cadre enchanteur. Non seulement on n’y subit pas la foule et les encombrements dans les bassins, jets, hammams ou saunas du somptueux Palais thermal, mais en plus, on peut y goûter les charmes d’écouter de la musique en plus de se prélasser dans les bains, dans des lieux aussi évocateurs que la Kurhaus, le Kurtheater (joli petit théâtre à l’italienne malheureusement fermé cette année pour cause de restauration) ou la Trinkhalle (buvette de station thermale devenue salle principale du festival). Si tout cela est possible, c’est grâce à Gioacchino Rossini, venu se soigner ses troubles neurologiques en 1856. On raconte que les eaux lui ont fait tant de bien qu’il a retrouvé une nouvelle vitalité créatrice dans les années qui ont suivi. Il n’en fallait pas davantage pour lui consacrer un festival estival à partir de 1989, quelques années après la naissance de celui de Pesaro, dans la ville natale du compositeur, aujourd’hui véritable Mecque rossinienne. Si Rossini in Wildbad n’a pas la renommée internationale de la cité balnéaire italienne, il n’en reste pas moins que la manifestation s’inscrit désormais parmi les festivals d’opéra qui comptent. On y découvre chaque année des perles et raretés rossiniennes ou contemporaines interprétées par de jeunes voix montantes. Pour le vingt-cinquième anniversaire, on donne pour la première fois Guillaume Tell, dernier opéra de Rossini, mais aussi Ricciardo et Zoraide créé à Naples en 1818 et, peut-être pour rester dans la thématique suisse de l’archer à la pomme, Le Chalet d’Adam, rareté absolue dont l’intrigue se déroule en Suisse. En matinée, des concerts récitals permettent d’entendre le travail des master-classes, le tout dans une ambiance conviviale, voire familiale, puisqu’on dîne à côté des chanteurs, très abordables par ailleurs. C’est évidemment l’ambiance sur place qui rend ce festival si sympathique, mais on peut se faire une idée de la qualité des spectacles avec les enregistrements des années précédentes parus en CD chez Naxos, notamment pour la Semiramide de l’an passé qui vient tout juste de sortir. Voici une petite chronique de trois jours de festival, du vendredi 19 au dimanche 21 juillet.

Le Chalet © Patrick Pfeiffer

Dans Le Chalet La première journée commence avec un concert en matinée, à 15h, Regazzo and Friends, où la basse bouffe Lorenzo Regazzo, habitué du festival, nous propose avec ses partenaires un programme construit autour de Mozart, Rossini et Donizetti avec des airs connus et souvent drôles, comme le duo Isabella/Mustafa de l’Italiana in Algeri. Une brève pause permet de profiter du vaste parc de la ville avant d’assister à l’opéra du soir, Le Chalet, présenté juste en face, dans la Trinkhalle transformée en salle de spectacle qui pêche un peu cette année par une accumulation de fauteuils qui donnent l’impression d’être au cinéma. L’implantation est trop serrée (le festival est victime, d’une certaine manière, de son succès) et les fauteuils laissent peu de place pour les jambes mais le public est vissé à l’orchestre, lui-même contre les interprètes. Autant dire que le son porte et que les voix résonnent aux oreilles. Les ensembles rossiniens soutenus par les chœurs sont ainsi particulièrement beaux à entendre : les salles à l’italienne ou de petite capacité conviennent décidément bien au bel canto rossinien et contemporain. D’Adolphe Adam, on ne connaît guère que Giselle et le célèbre Minuit chrétien, sans d’ailleurs forcément savoir qui en est l’auteur. Des 39 opéras qu’il a composés, on ne donne plus – et encore – que le Postillon de Lonjumeau, tout à fait charmant au demeurant. Le Chalet, opéra en un acte composé en 1834, est de la même eau. On y retrouve une intrigue qui rappelle celle de l’Elixir d’amour : Daniel, un jeune agriculteur repoussé par sa belle, est encouragé par le frère de cette dernière à s’engager dans l’armée. La belle, pas si indifférente que cela mais éprise de liberté, finira par accepter le mariage pour empêcher son amoureux de s’enrôler. La mise en scène, avec des moyens rudimentaires, est enjouée et inventive, très bon enfant. Les comédiens en font des tonnes et leur enthousiasme fédère le public, séduit par la jeunesse et le talent prometteur des interprètes. Dans le rôle de l’agriculteur, Artavazd Sargyan, s’il manque un rien de puissance, captive l’oreille par des qualités qu’on a envie de voir maturer. Le jeune homme est à nouveau sur scène le lendemain matin, mais ouvre à peine la bouche, car on lui a défendu de chanter trop pour préserver sa voix. On le croise à l’entrée de la salle juste avant le début de la représentation du soir, au milieu du public qui prend le frais sur la terrasse. Quand on lui demande, surprise de le voir là, s’il va effectivement chanter un peu plus tard, il répond que c’est le cas et qu’il chante tous les soirs depuis le début du festival. Il ajoute qu’il était très fatigué la veille… On le comprend. Sa disponibilité, sa simplicité et son naturel se retrouvent chez les autres artistes, ce qui est l’un des grands plaisirs des festivals de ce genre.

Rossini & Co. La journée du samedi commence par un concert ambitieux en fin de matinée : une suite d’airs de bravoure s’enchaîne avec du Mozart, Donizetti, Cimarosa et même Bellini, sans oublier Rossini. C’est la master-class de Raúl Giménez, grand spécialiste de Rossini, qui se produit avec un enchaînement remarquablement fluide et cohérent terminé par le grand air du Viaggio a Reims pour 14 voix ici interprété par 17 (!) chanteurs enthousiastes. Alors qu’on s’inquiétait de voir ces airs périlleux interprétés par de jeunes chanteurs, la qualité de l’ensemble est étonnante, surtout pour le sublime « Ah, per sempre » des Puritains interprété par Li Ze, avec une sensualité extrême par un chanteur qui a tout compris de Bellini. Il est à un doigt de craquer la note la plus haute, mais cela ne fait qu’ajouter à la beauté et à la pure fragilité de son interprétation. Il est d’ailleurs gratifié d’un prix ainsi qu’Anna Brull, l’interprète de l’air de Roméo des Capuleti e i Montechi, nouvelle montagne périlleuse bellinienne. Autres artistes primés, Cecilia Molinari, entendue la veille et Jia Ru, dont on se dit qu’elle est dotée d’une voix pour le moins prometteuse, avec toutes les notes à sa disposition et une carrière à suivre. Seule la prononciation laisse encore à désirer, comme c’est le cas pour la plupart des Chinois venus du Conservatoire de Xian, mais dotés d’une belle musicalité et de tous les atouts nécessaires aux belcantistes. Dernier artiste primé, notre jeune chanteur Artavazd Sargyan, déjà mentionné plus haut… Le concert, bien équilibré, s’achève par un superbe cadeau : un pot-pourri à la Rossini composé de plusieurs opéras dont des tubes du Barbier, « Mi manca la voce » de Mose in Egitto et l’hilarant « Questo è un nodo avviluppato » de la Cenerentola. On en sort mis en bouche pour la soirée à venir, impatient de découvrir Ricciardo e Zoraide, vraie nouveauté. Trop longtemps oublié, cet opera seria exotique se déroule en Nubie aux temps des Croisades. On comprend surtout de cette intrigue tortueuse que la belle Zoraide, capturée par le roi Agorante amoureux d’elle, va être délivrée par son amoureux, le chevalier Ricciardo, malgré les intrigues de la reine jalouse Zomira, décidée à les perdre tous les deux. Les airs virtuoses et dignes du meilleur Rossini s’enchaînent devant un public médusé, régalé pendant près de trois heures de pyrotechnie vocale ébouriffante. Pas une seconde d’ennui alors que l’œuvre est présentée en version concertante, c’est-à-dire sans mise en scène. Les Virtuosi Brunensis, sous la direction de Karel Mitáš, mettent superbement en valeur les accumulations crescendo d’instruments caractéristiques de la patte du maître de Pesaro. Très homogène, la distribution est sublimée par Alessandra Marianelli, hallucinante de virtuosité et de brio dans ses coloratures apparemment très facilement projetées, avec une fantaisie réjouissante, voire jouissive. Les deux ténors, très aigu pour Agorante et quasi “baryténor” pour Ricciardo, s’harmonisent à merveille. Quant aux chœurs et aux ensembles, ils résonnent idéalement dans la Trinkhalle. Une révélation et surtout, une soirée mémorable, dont on ressort excité et repu.

Guillaume Tell © Patrick Pfeiffer

Der andere Tell Le dimanche, dernier jour du festival, s’achève par un marathon. On commence par un concert de mise en bouche, en fin de matinée, heureusement limité à une heure, avant d’entamer une après-midi digne de Bayreuth, où l’on commence à 15h avant de s’arrêter vers 18h pour deux heures de pause, le temps d’aller déguster un Tournedos Rossini à l’hôtel Rossini tout proche, ce que font nombre de nos voisins de table… Le tout se termine à 22h30 au terme de près de six heures de musique cumulées. Le concert Der andere Tell (L’Autre Tell) permet d’entendre successivement un hommage de Mercadante A Rossini daté de 1864, puis des variations et versions alternatives des Pas-de-deux et de trois de Guillaume Tell. Un autre finale du 3e acte est donné à entendre avant l’Hymne à Napoléon III et à son vaillant peuple, l’une des dernières œuvres composées par Rossini en 1867, peu avant sa mort.

Habituellement proposé en version courte, l’opéra ultime de Rossini (qui s’arrête de composer des opéras en 1829) est ici donné en version intégrale, avec une mise en scène de Jochen Schönleber, grand habitué du festival. Pour lui, Guillaume Tell est un fanatique, véritable bolchévique suisse, obsédé de bout en bout par la liberté de la Suisse, jusqu’à interdire le sexe entre époux avant la libération du pays. Sa vision de l’opéra oscille ainsi entre Orange mécanique, goulag ou dictature sud-américaine. Ce fourmillement d’idées gâté par le choix d’accessoires et de costumes vulgaires pointant des références croisées s’imposerait sans peine si les chorégraphies appuyées, violentes et en contradiction totale avec la musique ne venaient gâcher le tout. Le trône du potentat local est par exemple un siège de toilettes renversé à la Duchamp surmonté de deux rouleaux de papier sur fond constructiviste, ce qui ne manque pas d’intriguer ou agacer tour à tour. Dommage, car de très bonnes idées (mettre la croix suisse sur le côté, ce qui la rapproche de la svastika ou de l’emblème choisi par Chaplin dans le Dictateur) voisinent des choix d’un goût pas toujours très sûr, choix évidemment assumé par le metteur en scène. Ces réserves mises à part, le spectacle est de grande qualité, les Virtuosi Brunensis, sous la direction cette fois d’Antonio Fogliani déployant une nouvelle fois des trésors d’énergie et servant très honnêtement le chef-d’œuvre rossinien. La distribution vocale est dominée par l’excellent Michael Spyres, remarquable de force et d’expressivité. Il est soutenu admirablement par Andrew Foster-Williams assez peu mobile mais doté de moyens vocaux exceptionnels. La Mathilde de Judith Howarth déçoit un peu par la couleur assez blanche de la voix. Coup de fatigue temporaire ? Cela dit, comme pour les soirées précédentes, les ensembles sont magnifiques et les chœurs à l’avenant. Pendant la grande pause, on a pu entendre dans le parc des cors des Alpes, en écho à la recherche rossinienne de souligner la beauté de la nature helvète s’opposant à une froide civilisation, bel hommage à la liberté partout dans le monde. On termine ce festival tout à fait comblé et fort envieux de revenir à la prochaine édition…

 

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