Labaroche, au grès de son histoire
Du Petit au Grand-Hohnack, éclatent cinquante nuances de grès, d’histoires médiévales en mystères celtes. Incursion autour de Labaroche.
Commune extrêmement vaste, s’éparpillant en dizaines de hameaux, écarts et autres lieux-dits –, Les Mulles, Bâa, La Trinque, etc. – Labaroche est à Colmar ce que Le Touquet est à Paris : un lieu de villégiature. Piqueté de centaines de résidences secondaires, l’endroit offre un large panorama architectural allant de la dignité d’un chalet de bois aux influences alpines à un avatar abâtardi de villa moderniste, qui donnerait une éruption cutanée à Rudy Ricciotti. Garés devant le terrain de tennis, nous nous lançons dans une randonnée en terre welche, enclave alsacienne dont le dialecte est roman et non alémanique. Voilà patois peu parlé, magnifié par Rodolphe Burger et son complice Olivier Cadiot sur un disque éponyme, sous-titré On n’est pas indiens c’est dommage.
Petit
Mollassonne, la marche serpente entre les maisons de vacances, passant sous des lignes à très haute tension dont les grésillements ne semblent guère troubler les paisibles ruminants broutant avec application au pied d’immenses et graphiques pylônes. L’arrivée au sommet du Petit-Hohnack (927 mètres d’altitude ; son nom provient de l’allemand “Hohen Acker”, littéralement “Champ du haut”) où trône le château éponyme, est poussive. Caché avec peu de précautions, un QR Code, accroché à un tronc avec des fils de fer, est le vestige d’un jeu de piste contemporain intitulé Les Portes du Temps. Le dépit généré par cette vision absurde laisse place à la vive joie d’apercevoir les ruines et de constater qu’elles sont accessibles, contrairement à ce que proclame un arrêté municipal affiché un peu partout, menaçant des pires foudres le randonneur audacieux qui oserait braver l’interdit. Ce que nous ne sommes pas obligés de faire. C’est donc dans la plus stricte légalité – ce que contesterait un juriste tatillon – que nous pénétrons dans un espace gorgé de lumières automnales offrant une vue imprenable. Pour le titre de la plus haute forteresse d’Alsace, le château se tire la bourre avec le Freundstein… Reste qu’on aime son enceinte polygonale, ses bossages, son donjon carré, ses bastions, sa citerne… Classiquement démantelé par les troupes de Louis XIV en 1655 – qui eurent une sacrée expérience en la matière – cet édifice du XIIe siècle a de beaux restes, comme on le dit de certains humains, avec ses fragments de murs crénelés se perdant dans l’azur dans un vain élan. Tout est paisible, incitant à la contemplation hugolienne : « Ce n’étaient autour de moi, à perte de vue, que montagnes, prairies, eaux vives, vagues verdures, molles brumes, lueurs humides, qui chatoyaient comme des yeux entr’ouverts, vifs reflets d’or noyés dans le bleu des lointains, magiques forêts pareilles à des touffes de plumes vertes, horizons moirés d’ombres et de clartés. C’était un de ces lieux où l’on croit voir faire la roue à ce paon magnifique qu’on appelle la nature. »
Grand
Rêveurs, nous descendons à la Croix de Wihr où un monument dont la silhouette évoque la Cathédrale de Strasbourg – ornée d’un képi garance – marque l’avancée ultime de l’armée française en Alsace, au cours du premier conflit mondial. Il rappelle un épisode du 19 août 1914, pendant une guerre encore en mouvement, où le 152e Régiment d’infanterie, les “Diables rouges”, se battit au corps à corps et à la baïonnette pendant cinq heures contre l’ennemi et « le tailla en pièces ». Voilà phrase d’une autre époque gravée dans la pierre… La montée au Grand-Hohnack (982 mètres d’altitude) peut débuter. Sur ses sentiers pourtant fréquentés, des dizaines de cèpes et autres bolets viennent garnir nos sacs, champignons comestibles poussant au milieu de forêts mycologiques mortifères où éclate la beauté toxique des amanites tue-mouches au chapeau recouvert d’une cuticule rouge parsemée de points blancs. Elles sont tellement nombreuses qu’on se croirait dans le village déserté des Schtroumpfs ! Après une grimpette dégrippant les gambettes, le chaos rocheux du sommet tient toutes ses promesses, celle du pique-nique mérité tout d’abord : les subtiles nuances de rose du presskopf entrent en résonance avec la polychromie saumonée du grès dans une joyeuse correspondance visuelle. Si les cupules, nombreuses dans ces amoncellements de blocs ordonnancés au hasard, sans symétrie aucune, sont vraisemblablement d’origine naturelle, il nous plait d’imaginer ces cuvettes liées à des rituels païens où des vierges diaphanes sont sacrifiées par des barbares dans un rictus sardonique. Et de légendes, cette crête en est gorgée à l’image de celle du Riesengrab, postulant que ce labyrinthe de pierres est le tombeau du géant créateur des Vosges ! « Voyez : sa main saisit un roc branlant / Le lève et le lance jusqu’à Fréland ! / Il parle, ô ciel ! Le sol s’agite et tremble / Et frissonne, comme ferait un tremble / Quand l’ouragan déchaînant ses fureurs / Par la forêt promène ses horreurs ! / Il rit, il rit, son rire épouvantable / Se répercute, en écho lamentable / Jusqu’à Strasbourg et tout le long du Rhin », écrivit Robert Wolf dans ses Récits historiques et légendaires d’Alsace, en 1922. Et la vue porte si loin sur la plaine d’Alsace et la Forêt-Noire lointaine, qu’on n’en serait pas même surpris. Nous resterions bien plus longtemps sur cette arête tellurique, mais il nous faut redescendre dans un monde éminemment prosaïque où les géants se font rares.
Se perdre avec nous
Vous avez aimé cette randonnée ? Vous allez adorer l’ouvrage Balades pour se perdre qui en contient vingt-cinq. On y retrouve les « deux polissons misanthropes » – comme les qualifia un confrère à la plume gracile –, le photographe Stéphane Louis et l’auteur de ces lignes. Nous vous invitons à redécouvrir les Vosges avec ces promenades, explorant avec poésie l’histoire et l’âme d’un massif dont nous sommes amoureux. Mots choisis et images carrées, cette littéraire invitation au voyage entraîne le lecteur sur ses sentiers bien connus (comme le Mont Sainte-Odile), mais lui fait aussi découvrir des lieux secrets tels le Hilsenfirst. Voilà exaltante et indispensable lecture pour un automne ensoleillé !
Paru à La Nuée bleue / Magazine Poly (25 €)
nueebleue.com
Une balade, deux bouteilles
Pour cette randonnée, nous avons choisi deux vins de terroir de l’excellent Florian Beck-Hartweg, établi à Dambach-la-ville. Le premier, pour le Petit-Hohnack est aussi une affaire de chevaliers, puisque les vignes s’épanouissent au pied de l’Ortenbourg. Savant assemblage de riesling, gewurztraminer, pinots auxerrois, gris et noir, cette bouteille exprime avec force et tension le terroir granitique d’où elle est issue avec sa minéralité ciselée. Pour le Grand-Hohnack, le Bungertal est idoine : issu d’un sol gréso-volcanique aux puissantes forces telluriques, ce flacon où se rencontrent gewurztraminer et riesling est extraordinairement lumineux et joliment expressif. Il s’est marié avec une tomme au cumin dans une union d’une pétulante vivacité !