Entre l’ironie poétique de Robert Charlebois et le génie androgyne de Prince, le chanteur québécois Hubert Lenoir fait, sur PICTURA DE IPSE : Musique directe, son autoportrait, loin de toute convention.
Dans 9:42 PM Nouvel enregistrement, pièce d’ouverture, on entend des bribes de conversation où il est question du cinéma direct. S’agissait-il avec cet album de transposer ce mode opératoire à la sphère musicale ?
C’était mon intention, en tout cas. Ce courant cinématographique né au Québec à la fin des années 1950, autour des réalisateurs Pierre Perrault et Michel Brault, est une forme de cinéma documentaire avant l’heure, qui questionne la représentation du réel en passant par l’immédiateté. Cette idée de chercher à capter la vérité à même l’observation du quotidien m’intéressait beaucoup. J’avais moi-même sur mon smartphone des centaines d’enregistrements sonores d’un peu tout et rien, amassés depuis des années sans que je sache trop pourquoi : un musicien de rue, un bruit de chantier, des conversations avec des proches ou des amis… Un jour, en farfouillant dans toute cette matière, j’ai eu comme un déclic : faire un disque avec des morceaux de cet ordre-là, qui capteraient une certaine forme de vérité à même le vécu. De la “musique directe“ !
Comment vous est venue cette étrange habitude d’enregistrer des moments de vie sur téléphone ?
Aucune idée. Certainement pas dans le but d’en faire un jour une œuvre artistique ! Je ne les avais même jamais réécoutés avant de concevoir PICTURA DE IPSE. Ma vie a si drastiquement changé ces dernières années que c’était sans doute une manière d’en garder des traces, un peu comme les cailloux blancs semés par le petit Poucet pour retrouver le chemin de la maison. Au fond, je faisais des marques pour documenter les évolutions de ma vie et ne pas me perdre en route.
Le cinéma direct ambitionnait de faire émerger la vérité intime des personnes filmées. Cet opus livre-t-il la vôtre ?
Je l’espère ! Le plus beau dans ces films, c’est qu’ils n’ont rien du documentaire journalistique, au sens où ils portent aussi leur part de beaux mensonges. Parfois, nos masques en disent plus sur nous que la vérité. Le plus important était de braquer une lumière très crue sur moi-même. Je voulais saisir le portrait brut de mes sentiments, y compris en faisant face aux non-dits. Les albums “personnels“ sont légion dans l’histoire de la pop, mais tous adoptent la même posture écorchée et dramatique. Et si de bonnes choses ont pu être faites dans cette veine-là, c’est souvent overdone :on montre un seul côté de la médaille, une seule version de l’histoire.
Pictura de ipse signifie autoportrait en latin…
La traduction littérale est plus belle encore : “peinture de soi-même“. Avant la démocratisation des miroirs, le portrait était le seul moyen pour les gens de se regarder en face.
« J’ai rien en commun / J’préfère flairer mon parfum / Que d’attendre l’approbation de quelqu’un / Mais t’as l’air de quelqu’un / qui peut apprécier le fait / Que j’suis pas quelqu’un d’ordinaire », chantez-vous sur un disque dévoilant nombre de vos fissures, du harcèlement à l’homophobie dont vous avez pu être victime.
Je n’aime pas qu’on parle de mes morceaux comme de manifestes. Je ne compose pas en me disant : « je vais faire un texte sur le bullying, les violences contre les LGBTQIA+, etc. » Ma démarche n’est pas celle-là. J’écris mes sentiments comme ils vont et viennent. Souvent contradictoires, ils peuvent traverser un couplet entier comme une ligne à peine. Ce flux ne suit pas de logique. En cela, il reflète l’imbroglio de nos êtres et de nos vies. Au final, nos états d’âme sont bien plus complexes que les étiquettes qu’on voudrait y épingler. D’après moi, les chansons les plus vraies, celles où l’on se livre dans tous ses paradoxes, sont au fond les plus engagées.
Sur ce long album de 20 tracks, où se mêlent expérimentations et mélodies plus accrocheuses, votre voix est souvent trafiquée. Pourquoi ?
J’aime l’accélérer légèrement et la modifier à l’aide d’un plug-in pour qu’elle sonne moins masculine. Cela ramène une certaine fluidité de genre à l’avant, qui la rend plus difficile à identifier. Peut-être cela vient-il aussi de mon idole, Prince, qui le faisait parfois, ou du rappeur Tyler The Creator dont c’est une signature depuis le début de sa carrière. Mais il y a sans doute une raison plus profonde encore : quand tu chantes tes propres trucs, il s’opère une étrange dissociation. C’est à la fois toi et pas tout à fait toi qui te mets en scène. Comme un persona…
QUATRES-QUARTS, VILLE-MARIE a, BOI ou encore SEL + SUCRE sont des hommages évidents à Prince, mais il y a aussi plusieurs références à Robert Charlebois…
L’album est composé en trois parties : Québec, Paris, Montréal, puis retour à Québec. Or, en écoutant des chansons ultra connues de Robert (Tout écartillé, Les Ailes d’un ange et Je reviendrai à Montréal), j’ai soudain réalisé que certaines lignes faisaient directement écho à ma narration. C’était comme un signe du destin : il fallait que j’intègre ces extraits, à la manière d’interludes. Et puis, c’est une belle façon de rendre hommage à la chanson québécoise à travers l’un de ses héros.
À L’Autre Canal (Nancy) jeudi 5 mai
lautrecanalnancy.fr
Édité par Simone Records
simonerecords.net