Interview : Tiago Rodrigues, nouveau directeur du festival d’Avignon

Photo de Magali Dougados

La toute nouvelle pièce du prochain directeur du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues, s’intéresse aux humanitaires et questionne l’engagement. Interview Dans la mesure de l’impossible.

L’idée de cette pièce doit-elle quelque chose à votre mère médecin et votre père journaliste ?
Pour être honnête, pas vraiment. Je suis presque toujours attiré par les personnages, les sujets déployés et ce qu’ils racontent de l’Homme. C’est en jouant à Genève Antoine et Cléopâtre que j’ai croisé des humanitaires et commencé à m’intéresser à eux. Pas pour leur vision ou rôle géostratégique dans l’Histoire, mais pour la part intime de ces personnes extraordinaires, qui osent sortir de leurs cadres, bousculer leurs vies pour se mettre au service d’inconnus. Je suis fasciné par leur esprit de mission et leur curiosité, leur solidarité totale visant à aider quiconque, agresseur ou victime. Ils sont loin de toute simplification face à la souffrance et embrassent la complexité du monde, qu’ils observent de très près.

Dans la mesure de l’impossible s’est écrit dans l’écartèlement entre l’intime du chez soi et les théâtres d’intervention, souvent en zone de combat ?
Nous nous sommes focalisés sur les expériences personnelles de ces professionnels de Médecins Sans Frontières et du Comité international de la Croix Rouge, examinant ce geste de partir au plus près du danger, là d’où les gens, au contraire, s’échappent. Eux, ils y courent ! Cette proximité avec la souffrance et le péril leur donne un regard particulier. Comment envisager le retour à la vie normale après chaque mission ? Cela bouscule tout : leur rapport à la société, à leurs amis et familles. Le premier titre de la pièce était Distance. Il a changé afin de montrer que si nous œuvrons dans la mesure de ce qui nous est possible, eux sont des héros dans l’impossible.

Vous avez mené de nombreux entretiens pour nourrir votre récit. Quelle liberté prenez-vous avec le contenu et leur manière de raconter les choses ?
Nous partons à la fois des expériences d’une trentaine d’humanitaires interrogés, mais aussi de notre filtre théâtral sur leur manière de nous confier ce qu’ils ne disent souvent à personne. Ce théâtre n’est pas documentaire, mais documenté. Nous étions tout aussi intéressés par leurs choix de mots que par  leurs histoires. Toute l’équipe a mené des entretiens collectifs au long cours. Comme un Mille et une nuits de l’humanitaire dans lequel le geste de raconter est placé au centre, porté par des centaines d’heures de récits qui constituent une mappemonde poétique imaginaire. L’un des premiers interviewés nous a demandé de partager la complexité de ce qu’il nous livrait avec émotion, de faire découvrir au public la raison d’être de la souffrance vécue, sans simplification ni moralisme.

La scénographie est constituée de grands voiles formant une immense tente ouverte, dans laquelle se tient un percussionniste…
Quatre comédiens interprètent divers humanitaires donnant une interview pour une pièce. Ils racontent ce qu’ils font, livrent leur vision d’eux-mêmes. Les assemblages d’histoires gagnent de l’espace et finissent par déborder. Cette grande toile se fait tour à tour nuage, tente, récif montagneux, en se dépliant pour former autant de rêveries. Tout du long, le virtuose Gabriel Ferrandini confère avec sa batterie une atmosphère profonde, écho du bruit du monde, de la nature qui gronde. Parfois, c’est la pulsation intérieure qui remonte du dedans. Il permet de toucher l’indicible, les choses qui ne peuvent se dire par les mots ni se jouer. La musique prend en charge ces troubles allant au-delà du possible, ajoutant une dimension supplémentaire au trauma collectif lié aux événements.

Vous avez été particulièrement attentif à témoigner de ce qui aide à tenir en première ligne ?
Il existe plusieurs formes de fidélité. Transformer une source permet souvent de mieux la faire vivre. J’ai ainsi oscillé entre le travail d’écriture personnelle pour donner forme aux faits réels rapportés et l’utilisation de verbatims bruts. Ce mélange est notre manière de rester fidèles tout en prenant des libertés artistiques et fictionnelles nourries d’une nécessaire pudeur et de complexité. La pièce n’est pas didactique. Certains craquent, quittent leur job, quand d’autres, malgré l’horreur, gardent une réserve d’espoir pour continuer. Nous avons l’image romantique d’humanitaires partant de temps en temps en mission, puis faisant autre chose. En réalité, l’immense majorité fait ça toute sa carrière. Ce n’est pas une parenthèse engagée mais bien un métier hyper professionnalisé et organisé.

Comment l’arrivée du public et l’actualité internationale ont-elles transformé la pièce ?
D’abord, il y a le regard des interviewés sur notre travail : nous avons une responsabilité face à eux. La première du spectacle était électrique, ils étaient surpris par sa forme, très théâtrale, mais se sont reconnus dans le portrait collectif de leur métier. Nous n’avons conservé ni nom, ni pays, décrivant des situations dans le possible et d’autres dans l’impossible, qui désigne les endroits où ils vont en mission à tout moment. Ces zones bougent, le conflit et la catastrophe pouvant faire basculer dans l’impossible. Les humanitaires venus assister à la pièce se sont emparés de ce vocable dans leurs échanges et c’était beau de les voir adopter notre traitement poétique. Ensuite, je considère que le théâtre ne commence qu’avec le public. Avant, nous ne faisons que préparer un voyage. Je tiens donc à ce que nous continuions à travailler car rien n’est achevé. Le rapport au public et à la pensée exige de remettre les scènes sur l’établi. Les idées bougent, il ne faut jamais s’arrêter. Enfin, le monde a considérablement changé depuis début février. Le continent est en guerre, avec l’envahissement médiatique que cela entraîne, surtout en regard d’autres conflits comme au Yémen. La guerre remplit nos jours et transforme les regards. La complicité avec le public est devenue immédiate, le bouleversement émotionnel qui se produisait après un certain temps arrive bien plus vite. Des flashs d’images se bousculent dans nos têtes, engageant les spectateurs d’emblée. Le temps et les événements, avec leurs lentilles grossissantes, changent notre rapport aux œuvres.


Au Maillon (Strasbourg) du 4 au 6 mai (en français, portugais et anglais surtitré en français et anglais)
maillon.eu

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