Kiffe Kiffe Demain
À 36 ans, la comédienne Nouara Naghouche revient jouer son one woman show, Sacrifices, à La Filature après un succès au Théâtre du Rond Point à Paris. Portrait de cette Colmarienne métissée à la gouaille épicée.
« Âmes sensibles si vous voulez sortir c’est maintenant, parce que pendant le spectacle c’est un peu chiant ! » L’annonce est claire, le ton donné. Sacrifices n’est pas commencé depuis 3 minutes que Nouara Naghouche vous a déjà scotché avec son sketch d’ouverture – dos au public, elle interprète un frère haranguant et menaçant sa petite sœur qui a usé de tous les stratagèmes pour éviter de « passer à la casserole » le soir de la nuit de noce de son mariage arrangé – vous a fait rire en enchaînant sans transition sur la très maniérée Marie-France et invité à sortir si vous n’êtes pas prêt à recevoir son condensé de drame quotidien, de racisme et de violence ordinaires passés au révélateur d’un humour décapant. Elle ne voulait rien d’autre que « secouer l’Atelier du Rhin »[1. devenu la Comédie de l’Est] alors dirigé Matthew Jocelyn qui a totalement misé sur cette comédienne issue d’un quartier de la ville. « Nous voulions appeler le spectacle La Tentation de la chatte et du cochon, annoncer la couleur. Il a fallu qu’on nous explique qu’un centre dramatique ne pourrait pas vendre un spectacle avec un tel titre. » Qu’importe le titre, le spectacle sera fort, intense, remuant.
Ni moralisateur, ni larmoyant
Sa galerie de personnages et les histoires terriblement réelles qu’elle nous assène, Nouara les connaît toutes. Plus ou moins intimement. Il y a Rachid, « un harki qui a laissé sa souffrance là-bas, ramené sa haine ici », mari violent et tyran de Zoubida, traitée « comme une serpillière », enfermée chez elle, voyageant dans son appartement grâce aux posters des chambres de ses enfants ou encore Marguerite, un brin raciste… « Ce sont des caricatures donc je forcis les traits mais chaque prise de parole est réelle », confie-t-elle. « Je m’y dévoile et me mets à nu. » La plus belle réussite de son travail avec Pierre Guillois (metteur en scène et co-auteur du spectacle) réside en leur capacité à capter des clichés pour leur tordre le coup en appuyant côté cœur, toujours. « L’humour permet au public de recevoir ce que je dis et d’en faire quelque chose. Je veux partager le trash de ces histoires, témoigner, dénoncer et donner à penser sans en faire un show larmoyant ou moralisateur. »
Renverser les clichés
Le cri de colère est vif, le besoin d’amour palpable. Il faut dire que le chemin n’était pas tout à fait tracé. Née à Colmar, Nouara grandit dans les quartiers Ouest, petite dernière d’une fratrie de neufs enfants qui prit de plein fouet les secousses du divorce de ses parents. À 10 ans, elle est placée. Deux années chez les sœurs et huit en foyer, quasiment sans voir les siens. Un BEP hôtellerie, un CFP de serveuse, « parce qu’il fallait bien faire quelque chose », trois années à l’hôtel Mercure d’Unterlinden. Un peu d’animation par-ci et un job auprès d’adultes handicapés, par-là, à l’Institut Saint-Joseph de Colmar. En filigrane, le désagréable sentiment de ne s’être toujours pas trouvée. La jeune Nouara est volubile, la tchatche en étendard protecteur face aux assauts que lui a déjà présentés la vie. Le déclic viendra de l’envie d’essayer de raconter ce qui l’entoure. Ce sera Nous avons tous la même histoire, en 1999, au Centre socioculturel Europe. Elle a 24 ans et tout à prouver. Sur scène, celle qui se décrit avec une douce ironie comme « une fille émotive qui n’habite pas pour rien dans un quartier sensible » prend un « kiffe incroyable » et tient la distance. Le tout dans un mélange d’accents alsacien et de quartier populaire.
S’ouvrir pour grandir
Les projets s’enchaînent petit à petit. Pas suffisants pour vivre mais si riches en rencontres, en partage. Par le biais du dispositif d’actions culturelles à destination du quartier Europe mis en place par l’Atelier du Rhin, elle participe à la création d’On reviendra mourir une autre fois et Vengeance franchement Vengeance sous la direction de Pierre Guillois. Après un second solo (Ça n’arrive qu’aux autres), Nouara se frotte à de grands auteurs et devient intermittente : Lagarce en 2005 (J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne) et surtout le rôle principal d’Ubu Roi en 2006, mis en scène par Pierre Guillois qui prend alors la direction du Théâtre du Peuple à Bussang. Le plus dur n’a pas été de se raser la tête à blanc tous les 2 jours pour les besoins de la mise en scène mais plutôt de se coltiner la langue de Jarry. 29 représentations dans le cocon de Bussang, un succès total et surtout, un bouleversement personnel. « Mes peurs se sont atténuées. Je n’abordais plus les choses de la même manière et je ne me cachais plus derrière ma culture et ses traditions. » Jouer Sacrifices à Paris en 2009 et 2010 au Théâtre du Rond point a été fort. La pression intense, rendant le plaisir encore plus grand. Depuis, elle a trouvé la force d’inviter sa mère voir son spectacle. Une victoire de plus. La plus belle.
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org