Une immense solitude
Mêlant depuis 30 ans dessins et pensée philosophique, Frédéric Pajak signe un Manifeste incertain, roman graphique où l’on croise Beckett, Van Gogh et Walter Benjamin. Une déambulation méditative dans l’histoire du XXe siècle, de la montée du nazisme à l’avènement de la culture de masse.
Sept enfants aux gueules déconfites, alignés autour d’un drapeau. Le Bord du gouffre, titre de ce dessin à l’encre de chine constitue la couverture. De jeunes fascistes, des gauchistes, des résistants, de simples scouts ? Nul ne sait. « On n’est rien quand on a cet âge là », glisse Frédéric Pajak. « On n’est déjà plus dans l’enfance mais jusqu’à 25 ans, on n’est rien. On fait une connerie et on le paye cher. » Ce premier volume d’une série annoncée de neuf – à raison d’un chaque année – a mis une vie à prendre forme. Ou presque. À 57 ans, celui qui passa son enfance à Strasbourg – « sans soleil dans la tête, juste un ciel mouillé » – chez sa grand-mère livre enfin le roman fragmenté qu’il n’aura eu de cesse de commencer et recommencer. D’ébaucher en milliers de notes, noircissant carnets et feuilles volantes de dessins. Ce manifeste en creux de tous ceux ayant régi le monde est né de « [s]on dégoût absolu depuis [s]a jeunesse des idéologies, et de toutes les certitudes qu’elles entraînent ».
Missionné pour plancher sur un scénario de film autour de Walter Benjamin et de son séjour à Ibiza en 1932, avant que l’île ne soit comme aujourd’hui dévouée aux clubbers insomniaques gavés d’amphétamines du monde entier, il finit par troquer le scénar’ pour un livre en forme de traversée du siècle avec quelques penseurs, écrivains et artistes pour compagnons. Un cheminement personnel où l’intime de l’autobiographie se mêle aux grands événements pour graver dans le marbre une histoire de l’Histoire. Avec un pas de côté, toujours inattendu, en insatisfait des versions officielles, « toujours écrites par les vainqueurs ». Il pioche tête baissée, mais en lecteur assidu, dans les œuvres de ceux qu’il invoque, usant, selon les mots de Walter Benjamin, des citations « comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction ». 15 000 pages « laborieusement » lues, des centaines de notes. Viennent ensuite le dessin et la maquette, son « plus grand plaisir », qu’il réalise seul, de A à Z en d’innombrables versions. Les noirs de son encre de Chine envahissent la page, le blanc restant définissant le dessin, l’atmosphère des lieux et les portraits comme saisis sur le vif, de mémoire.
L’on croise Beckett, Van Velde, Karl Kraus mais aussi Céline, Gide et un Walter Benjamin entouré de jeunes fascistes « qu’il ne connaît et ne comprend pas, à l’image de son secrétaire particulier à Ibiza devenant un chef SS en le quittant ! » Sa lucidité sera tardive. Au café de Flore, de retour de Berlin en 1943, le philosophe répond aux questions sur la situation en Allemagne : « Désormais, lorsqu’on entend un Allemand parler de culture, il est bon de sentir un revolver dans sa poche. » Comme les fragments écrits par Benjamin sur Baudelaire formant un portrait en creux de lui-même, le Manifeste incertain s’attachant à l’immense solitude du penseur allemand dévoile en miroir celle de Pajak qui réfute tout processus d’identification total : « Le marxisme de Benjamin qui infecte sa pensée et son écriture est effrayante. J’aime beaucoup Marx mais pas pour le marxisme, surtout dans ces années-là ! » Tout en louant « sa manière d’emmerder les marxistes en ne participant pas directement au courant. Ce n’est pas Adorno qui est épouvantable à ce sujet. Ces auteurs sont difficiles à lire, raison de plus pour ne pas être en empathie avec eux. » Et de dénoncer la montée d’un péril contemporain : « Une sorte de bonheur obligatoire, le triomphe total de la petite bourgeoisie dans tout ce qu’elle a d’horripilant mais aussi de bénéfique, de confortable et de civilisé. La classe moyenne a totalement pris ce pli, la jeunesse aussi d’ailleurs. La technologie est faite pour cette classe moyenne qui a le temps, des loisirs et de l’argent. Pas pour les pauvres qui eux la détournent pour d’autres usages. »