Comment est né le projet Ausgang ?
C’est le fruit de rencontres. J’ai connu Marc Sens lors de ma collaboration avec son groupe de rock expérimental Zone libre. Cela faisait un moment qu’on parlait de faire un truc fusionnant rock et rap. J’ai ensuite rencontré le batteur Sonny Troupé – issu du milieu du ka antillais* – sur le projet Expéka, où l’on mêlait rap et rythmes des Caraïbes. Manu Sound, qui est aux claviers et envoie les samples, est un ami de Marco. Lui, vient plutôt de l’electro et du dub. On s’est réunis et on a bossé en se retrouvant pour de courtes sessions de travail, à intervalles réguliers. L’album est venu comme ça, en passant du temps ensemble à essayer des choses.
Le premier titre, Chuck Berry, rappelle les racines noires du rock. Un morceau manifeste ?
Je n’irais pas jusque-là ! En fait, c’est un résumé de mes premières expériences avec Zone libre. Je me suis rendue compte qu’il y avait dans le milieu du rock une certaine condescendance vis-à-vis du rap. Sauf que le rock, c’est noir en fait ! Les deux ont exactement le même tronc commun, appartiennent à la même famille. Toutes ces musiques sont nées dans le même champ de coton. Il s’agissait juste pour moi de repositionner ça.
Cette condescendance a-t-elle toujours cours ?
Elle tend à s’estomper, parce qu’aujourd’hui le rap a gagné. C’est la musique la plus écoutée en France, celle qui vend le plus. Difficile d’afficher du dédain vis-à-vis d’une musique qui domine autant ! Le mépris, quand il s’exprime encore, a quelque chose de pathétique.
« Ma race a mis dans la musique sa dignité de peur qu’on lui prenne / A fait du blues, du jazz, du reggae, du rap pour lutter et garder forme humaine », chantez-vous…
La diaspora noire a survécu notamment grâce aux arts. Le blues, le rock, le jazz, le reggae et toutes les musiques des Caraïbes sont des musiques de survie et de résistance. Elles ont émergé d’une certaine histoire, même si elles ne s’y réduisent jamais.
Depuis vos débuts dans les années 1990, la thématique dominant vos textes est celle de la condition noire, ou plus largement immigrée. Comme une façon de poursuivre les réflexions d’un Franz Fanon…
Bien sûr. « Oui je suis noire, dans un monde blanc / C’est impossible que je le taise » [Chuck Berry, NDLR]. Pourquoi les noirs et les arabes ne devraient pas parler de leur expérience ? Et il ne s’agit pas là d’un simple problème de visibilité ou d’accès à l’espace public. Non, ce dont il est réellement question, c’est d’égalité sociale, économique et politique. La visibilité n’est pas l’égalité, elle n’est pas la justice. Ce débat ne doit pas occulter le problème de fond.
Dans Élite, vous vous en prenez aussi aux tenants du pouvoir, aux hommes blancs et bourgeois. Race, classe sociale, sexe : même combat ?
Évidemment, tout est lié. C’est presque un lieu commun de le dire. Le phénomène de l’intersectionnalité est aujourd’hui bien connu et démontré. Le fait que les mécanismes de domination soient pluriels, que la discrimination opère selon une combinaison de diverses oppressions ne peut plus être éludé. Même ceux qui le contestent sont encore obligés d’en parler. Comme ceux qui contestaient la réalité de l’esclavage il y a quelques siècles… Nier un fait ne l’efface pas.
Rock, rap, blues, reggae ou jazz, toutes ces musiques sont nées dans le même champ de coton.
Casey
Les choses sont donc en train de bouger selon vous ?
À la vitesse des plaques tectoniques, bien trop lentement sans doute, mais ça bouge. Le fait est que ces questions sont de plus en plus présentes dans le débat public. Même ceux dont la bouche est brûlée d’en parler sont forcés d’aborder ces sujets. Il y a du mouvement !
Avec le morceau Bâtard, vous rééditez le procès en vacuité fait aux rappeurs et chanteurs de R’n’B en 2010 sur Apprends à te taire… mais en vous en prenant cette fois aux groupes de rock français actuels.
Des abrutis qui font des choses pitoyables, il y en a partout. Et dans le milieu du rock, j’en ai croisés beaucoup ! Il ne s’y passe tellement rien qu’ils chantent tous en anglais. Socialement, le rock ne dit plus rien. Le rap, aussi mainstream soit-il, est encore une des rares musiques un peu aux prises avec son environnement.
Déplorez-vous le dévoiement de ces musiques à l’origine contestataires ?
On aime voir dans le rap une musique contestataire par essence. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Dès l’origine, il s’est développé selon deux axes : le discours et l’entertainment. Le premier titre de ce genre musical, c’est quand même Rapper’s delight de Sugar Hill Gang, qui n’a rien d’une charge politique ! Dans le rap, il y a des morceaux pour contester le système, revendiquer l’égalité, dénoncer les discriminations… Et puis il y a ceux pour danser, sauter, s’amuser. D’ailleurs, l’un n’exclut pas l’autre : on peut faire bouger les corps tout en parlant de sa condition. Le rap, c’est tout ça à la fois. C’est une musique vivante, qui ne se laisse pas enfermer dans les cadres qu’on voudrait lui fixer.
À L’Autre Canal (Nancy), jeudi 4 novembre et à l’Espace Django (Strasbourg), vendredi 5 novembre
Édité par A-parte
a-parte.fr
*Genre musical venu de Guadeloupe, joué avec des tambours appelés Ka