Pour sa huitième édition, Les Vagamondes, festival des Cultures du Sud de La Filature, se focalise sur la Catalogne. Une multitude de propositions relient cette région à Tel-Aviv, en passant par l’Afrique.
Dix-neuf spectacles, cinq conférences réunissant des chercheurs en sciences sociales, deux expositions photographiques et trois projections forment le cœur palpitant de ce rendez-vous de début d’année devenu incontournable. Les clichés de six photographes emplissent la galerie de La Filature, parmi lesquels plusieurs photos extraites de séries d’Omar Victor Diop. L’artiste sénégalais aborde sous un jour nouveau l’histoire coloniale reliant les puissances occidentales et les sociétés africaines. Il recrée des événements historiques de protestation sur le continent ou parmi les diasporas noires. Avec ses éléments symboliques sortis de l’obscurité, il rend ainsi hommage à l’insurrection des femmes Igbo en 1929, au massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944 par des gendarmes français, ou à la traite des esclaves, quand il ne détourne pas des tableaux célébrant des personnalités du continent, oubliées par l’histoire, auxquels il ajoute des objets actuels. Le tout à la puissance de la simplicité face à des préjudices pluriséculaires.
Just eat it
En tête de proue du focus catalan, Marcos Morau ouvre le bal en bousculant admirablement notre perception de l’humanité dans Pasionaria*. Le chorégraphe livre une dystopie futuriste où l’individualisme a supplanté toute émotion, donnant corps à un subjuguant ballet d’automates. À ce voyage futuristico-fantastique répond une autre performance catastrophiste. Le Kingdom de l’Agrupación Señor Serrano traverse les crises économiques avec un humour décapant faisant de King Kong le symbole d’un capitalisme fou. La bête velue ne jure que par la… banane. Le monde ainsi revisité veut toujours plus de fruit jaunes et courbes pour nourrir son monstre, quitte à saccager nature, échanges, libertés et autres désirs divergents sur son passage. Sur une table centrale toute en longueur, les comédiens manipulent tout un tas de maquettes et d’accessoires, donnant vie en se filmant en direct à des trucages aussi grossiers qu’hilarants de punks fêtant la mort d’un ancien monde. Bien entendu, toute référence au vrai monde n’est pas fortuite ! Ambiance #metoo assumée dans Rebota rebota y en tu cara explota (Ça rebondit ça rebondit et ça t’éclate en pleine face) où Agnés Mateus s’attaque aux violences faites aux femmes. Totalement excentrique dans le corps, la performance ne laisse aucune chance aux clichés enfermant les femmes dans des carcans de princesses ou d’idiotes. Sur un rythme soutenu, elle dénonce frontalement deux corolaires : la passivité et l’indifférence qui font que les comportements ne changent guère.
A Digital World
Et si nous rendions très concret l’univers digital qui envahit nos vies ? C’est à ce petit jeu pas si anodin que Cris Blanco nous invite. Les interprètes de Bad Translation s’échinent à propulser dans le réel notifications Facebook, conversations Skype, recherches Google ou encore covers YouTube. Le tout sans recours au moindre ordinateur mais en confectionnant des pop-ups en carton-pâte. S’il y a bien une vraie corbeille, des pancartes font office de fichiers et dossiers dans une esthétique lofi où l’on grimpe l’un sur l’autre pour bouger la flèche de la souris tenue à la main. L’exploration burlesque et parodique du fonctionnement de nos ordinateurs dévoile une tendance à lâcher prise dans de nombreux domaines par facilité, paresse, désintérêt… Le plus effrayant n’est-il pas que nombre de spectateurs découvriront ici la futilité de leur rapport à la technologie la plus invasive de cette dernière décennie ? La Madrilène installée à Barcelone signe une seconde pièce avec Jorge Dutor et Guillem Mont. Lo Mínimo est un jeu d’enfants, entre défis et éléments perturbateurs. Bricoleurs de génie, volontiers poètes, ils se lancent avec force humour dans une décroissance choisie, cherchant à réduire le monde à son minimum. Une bâche, des guindes et poulies, un rideau et une soufflerie avec quelques objets de récupération et le tour est joué, pour toute la famille.
La nuit tombe
S’inspirant du célèbre recueil des Mille et Une Nuits qui continue à faire rêver le monde, Guillaume Vincent nous sert une pièce d’épouvante ! Le Sultan trahi par son épouse change de compagne chaque soir, qu’il met dans son lit avant de la liquider aux premières lueurs de l’aube. Les jeunes promises patientent, sûres de leur funeste sort. L’escalier les menant à la chambre nuptiale est couvert de sang. Le ballet bien réglé serait sans fin si Shéhérazade, fille du vizir, ne se portait volontaire, bien décidée à véritablement se marier avec le sanguinaire Sultan. Pour ne pas se faire décapiter, la belle lui contera des histoires sans fin d’exilés, dont le dénouement est remis à plus tard par des rebondissements et des enchâssements dans divers autres récits menant de l’Orient à l’Occident. S’y croisent Oum Kalthoum, des vierges, l’épisode du portefaix et des Saâlik qui deviendront les conteurs à leur tour des drames que vivent les femmes entre amour empêchés et liberté entravée. Les mots seront-ils assez forts pour endiguer la violence dont les hommes, hier comme aujourd’hui, abusent et renverser les perspectives ?
À La Filature, à l’Afsco, au Cinéma Bel Air et au Théâtre de la Sinne (Mulhouse), aux Dominicains (Guebwiller), à l’Espace Tival (Kingersheim), à l’Espace 110 (Illzach), à La Kaserne (Bâle), du 14 au 25 janvier
lafilature.org
FOCUS CATALAN
Pasionaria de Marcos Morau, à La Filature (Mulhouse), mercredi 15 janvier
Kingdom d’Agrupación Señor Serrano, au Théâtre de la Sinne (Mulhouse), vendredi 17 janvier (en espagnol surtitré en français)
Bad Translation de Cris Blanco, à La Filature (Mulhouse), samedi 18 janvier (en espagnol surtitré en français)
Lo Mínimo de Cris Blanco, Jorge Dutor & Guillem Mont, à l’Espace Tival (Kingersheim), mercredi 22 janvier (dès 6 ans)
Rebota rebota y en tu cara explota d’Agnés Mateus & Quim Tarrida, à La Filature (Mulhouse), jeudi 23 et vendredi 24 janvier (en français et espagnol surtitré en français)
Les Mille et une nuits de Guillaume Vincent, à La Filature (Mulhouse), mardi 21 et mercredi 23 janvier mais aussi au CDN de Besançon Franche-Comté, mercredi 15 et jeudi 16 janvier
L’exposition I was here, I saw here regroupe six photographes, à la galerie de La Filature (Mulhouse), du 14 janvier au 23 février
* Lire notre article Real Humans consacré à la pièce dans Poly n°225 ou sur poly.fr