Le metteur en scène et comédien italien Pippo Delbono présente La Gioia, hymne intime et poétique à Bobò, compagnon de route hors norme, disparu en début d’année.
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Ce vers de Lamartine pourrait coller aux sentiments de Pippo Delbono, artiste torturé s’il en est qui n’a jamais caché sa douleur de vivre, la noirceur qui le happe et le fait disparaître, souvent. Pour renaître, toujours. Le théâtre comme endroit de confession, de partage de l’intime, des fulgurances poétiques et brutes mais aussi de la dénonciation de l’insupportable état du monde et de nos relations. Orpheline est sa Joie. Orpheline de Bobò qui s’est éteint en février, à 82 ans. Le metteur en scène l’avait rencontré en 1996, lors d’un séjour dans l’hôpital psychiatrique de Naples où ce microcéphale et sourd-muet était enfermé depuis 35 ans. Sa trajectoire artistique s’en était à jamais trouvée bouleversée. Vingt-deux ans à vivre à ses côtés, à parcourir les théâtres du monde entier en cristallisant l’attention des spectateurs avec une présence incroyable, une douceur et une profondeur rare. Lui l’analphabète qui passa la moitié de sa vie en asile. Loin de l’éloge funèbre ténébreux, la pièce débute au son du Don’t Worry Be Happy de Bobby McFerrin. Nelson arrose un carré de pelouse d’où jaillissent des fleurs. Simple jardin ou tombe fleurie ? En poncho rouge, cet ancien SDF ingurgitait un tas de pilules à leur rencontre, il y a 20 ans. « La vie est si étrange qu’il est parfaitement normal maintenant et c’est moi qui perds la tête », se confie le metteur en scène qui promet de ne pas parler de sa mère, après l’avoir tant fait par le passé.
En jean et chemise blanche, feuilles à la main, Pippo réunit ici sa famille, celle qui s’est blottie autour de lui, au fil des ans. Des comédiens atypiques, clochards croisés au hasard des rencontres, personnages inhabituels aux corps souvent bannis des scènes. Il orchestre ce spectacle dont il est le récitant, présente chacun comme à la parade, étirant le temps avec tendresse pour former un écrin de tableaux dont la simplicité plastique invite à la contemplation. Tous font partie de son chemin à travers La Gioia. Se succèdent Ilaria, fan de tango et de milonga, capable de pleurer des heures durant à une exposition de Sophie Calle, une veuve hurlant en habit de deuil, une vieille marquise, clope au bec et perruque rouge, fumant avec provocation au son de la Mascarade d’Aram Khatchatourian. Mais aussi Gianluca Ballarè, acteur trisomique qu’il connait depuis toujours (sa mère s’en étant occupé avant lui), signant un playback de Loretta Goggi en robe bleue et perruque avant de jouer un clown essuyant ses larmes.
Avant que Pepe, échappé de la dictature argentine, ne couvre la scène de bateaux en papier, Pippo Delbono aura été en cage, interrogeant de sa voix grave nos sentiments et la terreur qu’ils provoquent, face à la folie qui ébranle toute logique. Les mots du poète se cognent à la vie. Les souvenirs égrenés parlent d’enfance, d’innocence, de douleurs et de rêves, de deuil et de désespoir à vivre sans avoir peur de la solitude. Car tout change assure celui qui cite pêle-mêle Bouddha, Hannah Szennes ou le Henry IV de Pirandello… La folie ? « Ne pas ressentir la sienne » jette-t-il en pâture au public. Il se rêve chaman guérissant et accueillant les autres. Implore qu’on le laisse vivre le deuil, le désespoir, les malheurs jamais soulagés tant que la pitié n’aura fui. Et danser, danser, danser sans avoir peur de la solitude, que ce soit autour d’une montagne de vêtements étalés au sol dans une prière à l’esprit de la mer, ode aux migrants sur fond d’un titre intime de Nina Simone, ou sur des feuilles mortes, par-delà les peines, pour que revienne la joie. Encore et encore.
Au Théâtre Ledoux (Besançon), mardi 10 et mercredi 11 décembre (en italien surtitré en français)
les2scenes.fr
À La Filature (Mulhouse), vendredi 13 décembre (en italien surtitré en français)
lafilature.org
Lecture collective du spectacle animée par les Amis de la Filature, selon le principe de l’analyse chorale à 21h30